Le japonais Takashi Murakami est l’un des artistes contemporains les plus célèbres… et aussi le 6e artiste le plus cher du monde ! Vous avez peut-être déjà vu des images de son univers pop aux couleurs flashy, inspiré de l’univers du manga : ses motifs en formes de fleurs multicolores qui rient, ou encore Mr Dob, son petit personnage récurrent.
Il est logiquement représenté par l’une des plus grandes galeries françaises (en tout cas la plus présente à l’international), la galerie Perrotin. Le rapport de confiance et de fidélité entre l’artiste et le galeriste est très fort : l’exposition actuelle « Learning the Magic of Painting » est la 12e exposition de Murakami chez Perrotin ! Dans ces œuvres inédites, Murakami utilise des symboles du bouddhisme, des références aux grands noms de l’histoire de l’art ou encore la multiplication du motif du crâne… mais toujours en les fusionnant avec son univers post-moderne si particulier, entre manga et pop art. Le spectateur en prend plein la vue avec ces œuvres pour la plupart grand format. On est d’abord abreuvé de couleurs, puis on essaye de détailler les innombrables petits personnages ou motifs des tableaux… Je n’ai pas fait exception à la règle !
Né en 1962, Murakami grandit dans un Japon très influencé par la culture du divertissement américaine (notamment les personnages Disney). Pourtant, les Japonais ont su s’approprier les genres du dessin animé et de la BD pour en faire leur propre « version » et à influencer à leur tour les Américains ! Le premier rêve de Murakami est d’ailleurs de travailler dans le dessin animé.
Il commence par s’inscrire aux Beaux-Arts, où il se forme à l’art traditionnel japonais du Nihonga. Cette technique de peinture s’est développée à la fin du 19e siècle, au moment où le pays s’ouvre aux influences étrangères. Son objectif est de résister à une forme d’ « invasion culturelle » de l’Occident.
Après avoir obtenu son doctorat en Nihonga, Murakami part à New York. Il y découvre le marché de l’art (qui n’existe pas au Japon) et l’art conceptuel. Ses premières œuvres marchent plutôt bien, mais il a le mal du pays et de sa culture… En lien avec son rêve d’enfant, il a l’idée de développer un art inspiré par cette culture populaire japonaise, notamment le manga. Comme Warhol, qu’il considère comme son modèle, il désire s’adresser à tous et produit des œuvres en séries. Son art perce véritablement à partir de 1996, et il s’impose comme un artiste majeur surtout à partir de 1997-1998.
Même si elles peuvent paraître joyeuses, ses œuvres ont pourtant un côté sombre. Elles font notamment allusion à la souffrance des Hikikomori, ces jeunes japonais qui restent cloîtrés chez eux à vivre dans l’univers fictionnel des jeux vidéo et des mangas, et qui développent une véritable phobie du monde extérieur. Si vous regardez bien, il y a souvent parmi les fleurs de Murakami une fleur qui pleure, cachée par les autres.
A partir de 2006-2007, Murakami est sur le devant de la scène médiatique suite à son partenariat avec la marque de luxe Vuitton ou encore lorsqu’il réalise la pochette du disque de Kanye West. Même s’il est incontestablement compétent en merchandising (comme le montrent les nombreux produits dérivés de son univers), il cherche avant tout à investir tous les champs de la vie culturelle car pour lui tous en valent la peine.
C’est à partir de 2007, alors qu’il se découvre des problèmes de santé, qu’il explore les thèmes de la spiritualité, particulièrement le bouddhisme : apparaissent dans son oeuvre l’emblématique Daruma, fondateur du bouddhisme zen, et une multitude d’Arhats (ces sages ayant atteint le stade ultime du nirvana). Ces moines sont pourtant bien étranges avec leur air halluciné !
Dans l’immense peinture qui couvre tout le mur de la première salle d’exposition, un bouddha suprême illustre le tiraillement de l’artiste entre Orient et Occident : son corps est orienté vers l’Ouest mais regarde vers l’Est ! Murakami mélange ici la technique du cloisonnisme noir, très inspiré de l’estampe japonaise, avec des couleurs pop et acidulées.
Au-delà du motif, il est difficile de savoir en quelle matière les œuvres exposées sont faites exactement. Il s’agit en fait de bombe acrylique sur aluminium. Murakami dispose d’une armée d’assistants qui posent les couleurs, avant que l’artiste ne fasse lui-même ses retouches.
Dans la deuxième salle, son triptyque fait référence à l’œuvre de Francis Bacon, dont il reprend la structure en transformant les personnages. Les gros points de style « impression de BD » rappellent Lichtenstein, et les coulures de la toile de droite évoquent le travail de Pollock. C’est aussi comme une rupture avec le Nihonga symbole du contrôle absolu, pour aller vers l’impulsif, l’incertitude, la subjectivité. Murakami semble ici dépasser le débat sur la hiérarchie des arts ou des styles : il pioche dans chacun les éléments les plus évocateurs et les plus puissants, au service d’une nouvelle culture visuelle intense. C’est ce qu’il appelle le « Superflat », cette démarche de remise à zéro de la culture.
Plus loin, deux œuvres sont répétées en miroir sur les deux murs d’une petite salle : seul le fond change… Cela ne vous rappelle rien ? C’est bien sûr une référence à Warhol !
Murakami utilise aussi de plus en plus le motif du crâne dans ses œuvres, à la symbolique forte en Occident (signe de la vanité) comme au Japon, pays sismique dont la culture a intégré l’idée que « rien ne dure » (idée qui a culminé avec le largage des deux bombes atomiques en 1945). C’est pourquoi l’art japonais cherche à capter la beauté de l’instant qui va disparaître, comme avec les très brefs poèmes haikus qui célèbrent l’évanescence des choses. Tour à tour, le crâne figure la tête d’un dragon sculpté, est démultiplié dans un monochrome rose ou écrase de sa présence les deux immenses peintures rondes de la quatrième salle.
Je n’ai malheureusement pas pu voir la dernière salle de l’exposition, fermée lors de ma visite. Voici ci-dessous une photo de la gigantesque frise qui y était présentée (trouvée ici), comme une sorte de synthèse de l’univers de Murikami développé depuis les années 90.
Au-delà de l’aspect « marketing » de son univers qui peut gêner (il n’y a qu’à voir le prix des livres et produits dérivés proposés dans la boutique de la galerie !), ce que je trouve très intéressant chez Murakami est sa démarche d’ouverture totale, qui fait dialoguer art et artisanat sans notion de hiérarchie (d’ailleurs cette notion de séparation art/artisanat n’a que 350 ans, sur près de 35 000 ans d’histoire de l’art !). A ceux qui qualifient son œuvre de « kitsch » ou de « mauvais goût », il semble répondre que cette notion n’a pas de sens en art : une peinture sur mug est aussi valable qu’une peinture à l’huile classique ! Il a aussi une vraie volonté de partage et investit beaucoup pour aider les jeunes artistes et développer la scène d’art contemporain au Japon.
Bref, un artiste dont le succès médiatique n’efface en rien la profondeur. Ses réflexions sur l’histoire de l’art, entre tradition et modernité, entre Nihonga et Pop art, sa reprise du vocabulaire de la BD, du tag et du Street art, en font un artiste à part. L’image joyeuse qu’on peut avoir de ses œuvres cache pourtant une forme de drame et de violence : bien loin d’être « simpliste », son univers est complexe, subtil et la tragédie n’est jamais loin…
Pour voir ses œuvres inédites, c’est jusqu’au 23 décembre à la galerie Perrotin, 76 rue de Turenne à Paris.
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