Dans les coulisses de la restauration des chefs-d’oeuvre à l’ère du numérique

Le monde de la restauration d’oeuvres d’art m’a toujours fascinée, à tel point que j’ai choisi de réaliser mon mémoire de Master sur le thème de la restauration des peintures de chevalet au C2RMF, le Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France.

Mais pour aujourd’hui, je vous propose de partir en Italie à la rencontre de Mattia Mercante, restaurateur de sculptures à l’Institut de l’Opificio delle Pietre Dure de Florence. Cette institution, parmi les plus célèbres du milieu de la restauration, est chargée de remettre en état les œuvres des plus grands maîtres italiens, de Michel-Ange à Léonard de Vinci en passant par Luca della Robbia ! Mais c’est aussi l’une des plus innovantes, avec des investissements considérables dans de nouvelles technologies mises au service de techniques de restauration toujours plus élaborées et surtout plus respectueuses de l’intégrité des oeuvres d’art.

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Reliquaire du Musée Tesoro dei Granduchi du Palazzo Pitti (Florence), restauré par Mattia Mercante

Mattia se passionne particulièrement pour les possibilités offertes par les outils digitaux comme le scanner 3D et l’impression 3D : bien utilisés, ils peuvent permettre des restaurations impensables auparavant, et redonner leur éclat perdu aux chefs-d’œuvre du passé. Mattia a accepté d’échanger avec moi sur les coulisses de son travail entre recherche scientifique, savoir-faire artisanal et innovation technique. Un métier seulement accessible aux plus persévérants mais véritablement captivant, où la pluridisciplinarité est indispensable.

 

L’Art aux Quatre Vents – Pourquoi avez-vous choisi de travailler dans le domaine de la restauration ?

Mattia Mercante : J’ai su que je voulais travailler dans ce domaine dès l’époque du lycée, à 15 ou 16 ans. J’ai commencé par étudier les arts plastiques et l’histoire de l’art, mais j’ai toujours voulu en savoir plus sur le processus de création des oeuvres : comment ces chefs-d’oeuvre qui nous émerveillent ont-ils été créés concrètement ? Quelle est l’histoire personnelle de l’artiste et qu’est-ce qui l’a poussé, à un moment de sa vie, à réaliser cette oeuvre et non une autre ? J’adore m’immerger complètement dans la genèse et l’histoire matérielle d’une pièce, pour en avoir une connaissance intime. Préparer une restauration, c’est d’abord mener une véritable enquête dans les coulisses de la création ! Mais il faut aussi bien comprendre les enjeux actuels de l’institution culturelle commanditaire du projet (souvent, une campagne de restauration est un préalable à une exposition temporaire).

LAQV – Comment avez-vous réussi à travailler pour l’Opificio delle Pietre Dure, qui est l’un des instituts de restauration les plus prestigieux au monde ? 

MM : L’Institut est un établissement public accessible uniquement par concours. Il faut souvent faire preuve de persévérance ! Dans ma spécialité (restauration d’oeuvres en terre cuite, gypse, verre ou cire), le concours n’est proposé que tous les 4 ans, avec très peu de places à chaque fois (4 à 6 selon les années). J’ai été admis à ma deuxième tentative, après avoir repris des études d’architecture dans l’intervalle. Après mes 4 ans d’étude, j’ai réalisé une mission temporaire pour l’Institut. Puis après un passage dans un grand atelier privé de Milan, j’ai obtenu une aide financière pour revenir travailler à Florence et depuis 2016 je travaille pour l’Opificio comme restaurateur freelance.

Le laboratoire della Fortezza da Basso @Cecilia Frosinini, Wikipédia

LAQV – En France également, la grande majorité des restaurateurs du C2RMF a un statut de freelance (c’est d’ailleurs un grand sujet de débat en raison de la forte concurrence qui existe dans le milieu). Pourquoi avez-vous choisi de revenir à l’Opificio ?

MM : Vous l’avez dit, l’Opificio est l’un des Instituts les plus importants d’Italie (avec celui de Rome). Les restaurateurs qui y travaillent ont accès aux chefs-d’oeuvre des maîtres parmi les plus importants d’Italie et d’ailleurs (Léonard, Michel-Ange, Donatello, Luca della Robbia…).  L’Institut offre aussi la possibilité de se former et de travailler avec des restaurateurs expérimentés de haut niveau, mais aussi de bénéficier du soutien d’experts de l’analyse scientifique des biens culturels et d’historiens de l’art spécialisés. C’est une grande chance de travailler au contact de professionnels extrêmement compétents, qui mettent leur passion au service de la protection des chefs-d’oeuvre de notre patrimoine commun. L’Opificio dispose aussi des moyens financiers nécessaires pour investir dans des équipements de pointe.

Reliquiario - Reconstructions Formlabs
Les décorations du reliquaire sont imprimées en 3D, peintes et réintégrées dans le cadre 

LAQV – Vous êtes d’ailleurs spécialisé dans l’application des nouvelles technologies digitales à la restauration des objets d’art. Comment avez-vous développé ce domaine de compétences ?

MM : Dès l’adolescence, j’ai développé une fascination pour l’industrie des effets spéciaux et j’ai commencé à m’intéresser à la création d’images digitales. Peu à peu, j’ai compris que ces techniques numériques sont applicables à de nombreux secteurs d’activité, notamment en restauration. Pendant mes études d’architecture, je me suis donc formé au DAO (dessin assisté par ordinateur) puis à la modélisation 3D. Le scanner 3D a d’ailleurs été au coeur de mon projet de restauration de fin d’étude à l’Opificio : il m’a permis de visualiser la structure interne de ma statue et de réaliser une cartographie 3D interactive de ses altérations.

Par la suite, j’ai continué à utiliser des scanners 3D (d’abord bon marché puis plus professionnels) et je me suis logiquement tourné vers l’impression 3D qui permet de convertir les modèles informatiques en objets réels. Les machines disponibles permettent des impressions de plus en plus précises, pour des formes de plus en plus complexes, notamment les modèles de la marque FormLabs que j’utilise aujourd’hui (Form1, Form1+ et bientôt le nouveau Fuse1 dont j’ai hâte de tester les nouvelles fonctionnalités).

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Des pièces du reliquaire imprimée par la machine de FormLabs

LAQV – Comment décidez-vous d’utiliser ou non l’impression 3D pour un projet de restauration ?

MM : Uniquement lorsque c’est la seule solution pour obtenir le meilleur résultat possible. Je privilégie d’abord les techniques « classiques » mieux connues et documentées. L’impression 3D est encore une technique expérimentale, dont l’utilisation nécessite de nombreux tests, car on manque encore de recul sur le vieillissement des résines utilisées. Il faut notamment s’assurer de leur compatibilité dans le temps avec les matériaux d’origine des oeuvres. A chaque projet, je dois donc peser le pour et le contre de chaque technique avant de prendre une décision. Et si j’opte pour l’impression 3D, je dois ensuite déterminer quelle machine est la plus adaptée au projet.

Le Panneau de Cosme III est un exemple pour lequel les décorations en bois virtuoses du maître-graveur anglais Grinling Gibbons étaient impossibles à reproduire à la main. On aurait pu laisser l’oeuvre incomplète, mais si une nouvelle technique permet d’améliorer sa lisibilité en recréant fidèlement les motifs d’origine, pourquoi s’en priver ? A condition bien sûr d’éviter tout danger pour l’oeuvre et d’assurer la réversibilité de l’intervention. Pour moi, une imprimante 3D est simplement un outil, exactement comme un pinceau ou un burin.

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Le Panneau de Cosme III de Grinling Gibbons, gravé sur bois (17e
siècle). A gauche, le moulage virtuel réalisé par Mattia Mercante, à partir du scan d’une décoration similaire de l’objet (à droite)
Gibbons wood carving 1 - Formlabs
La pièce 3D imprimée, qui sera peinte avant d’être réintégrée sur l’oeuvre

LAQV – Pensez-vous que l’usage de ce type d’outils pourra se répandre chez les restaurateurs à l’avenir ? Car des compétences techniques avancées semblent nécessaires…

MM : Ces outils vont certainement être de plus en plus abordables et faciles à manipuler, d’ailleurs l’interface des logiciels et la procédure d’impression est déjà assez simple à maîtriser. Cependant, être capable de les utiliser de façon appropriée en restauration est une toute autre histoire. La restauration n’autorise pas l’improvisation : il faut de l’expérience et réfléchir longtemps avant de commencer une intervention. Mais tout restaurateur professionnel peut maintenant faire appel à des partenaires spécialisés capables de le conseiller pour profiter de ces nouvelles technologies. J’ai moi-même recours à ce type de service lorsque j’ai besoin de pièces de grand format, qui nécessitent des machines et une expertise spécialisée. Pour la restauration d’une copie d’une oeuvre de Michel-Ange, j’ai par exemple fait imprimer une pièce de 1,40 m de long !

De plus en plus d’ateliers de restauration utilisent également ces nouveaux outils : l’Institut pour la Conservation et la Restauration de Rome, le Centre de Conservation et de Restauration de Le Venaria à Turin, mais aussi d’autres établissements moins connus. Le coût de ces technologies est de plus en plus faible, l’enjeu est surtout de réunir une équipe formée capable d’en tirer parti. Mais la plupart utilisent ces outils ponctuellement, pour des cas particuliers. A l’Opificio, j’aimerais les intégrer dans les pratiques courantes (toujours en justifiant leur valeur ajoutée bien sûr).

Marble sculpture 3 - Formlabs
La modélisation numérique de la main abîmée permet l’impression des doigts manquants
Marble sculpture 1 - Formlabs
Les doigts manquants de cette sculpture ont été refixés après impression par des aimants, pour garantir une intervention non invasive et réversible

LAQV – Ces nouvelles techniques apportent-elles aussi des informations inédites susceptibles de faire progresser la connaissance des oeuvres et plus généralement l’histoire de l’art ?

MM : En effet, les projets de restauration de ce type permettent souvent d’améliorer nos connaissances sur les oeuvres et sur les anciennes techniques des artistes. Nous travaillons main dans la main avec les historiens d’art, qui sont capables d’interpréter certaines de nos découvertes du point de vue historique, mais aussi avec des scientifiques que nous orientons pour réaliser des analyses (par exemple pour savoir où effectuer un prélèvement sur une oeuvre). C’est toujours un travail d’équipe, et c’est grâce aux compétences complémentaires de chacun que nous parvenons à faire émerger de nouvelles connaissances. 

LAQV – Y a t-il une durée « type » pour une intervention de restauration ?

MM : Non, toute intervention est un cas particulier. Un projet peut durer de quelques heures à quelques mois ou même quelques années. Cette durée dépend principalement du niveau de complexité du diagnostic et des opérations de traitement des altérations, en lien avec les conditions de conservation (par exemple, une oeuvre conservée dans une église est exposée à des conditions d’humidité plus difficiles à supporter que dans un musée, ce qui peut nécessiter des traitements particuliers).

LAQV – Pour terminer, pourriez-vous nous parler d’un projet de restauration utilisant la technologie 3D dont vous êtes particulièrement fier ? 

MM : En termes de prestige de l’oeuvre, le projet de restauration de La Visitation de Luca della Robbia a sans doute été le plus marquant de ma carrière. Cette sculpture du XVe siècle en terre cuite émaillée est considérée comme l’un des plus grands chefs-d’oeuvre du maître de la Renaissance. Constituée d’un assemblage de 4 pièces, elle représente la visite de la Vierge Marie à sa cousine Elisabeth, alors qu’elles sont toutes les deux enceintes (de Jésus et de Jean-Baptiste). Avant restauration, les 2 pièces de la tête et du corps d’Elisabeth ne s’emboîtaient plus correctement, ce qui mettait en péril l’oeuvre toute entière. J’ai utilisé un scanner pour modéliser la forme de la statue, puis une imprimante 3D pour créer des pièces de renfort permettant de sécuriser la zone de contact entre les deux parties à risque. Venue d’une église de Pistoia, l’oeuvre a été exposée à Boston et à Washington après restauration !

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La Visitation de Luca della Robbia @Lawrence OP, Flickr

 

Je remercie chaleureusement Mattia Mercante pour ses explications passionnantes, qui lèvent le voile sur le remarquable travail des restaurateurs, malheureusement encore assez méconnu du grand public. L’innovation et la créativité ne sont pas seulement du côté des artistes, elles s’expriment aussi pleinement dans les ateliers de restauration. L’engagement des restaurateurs au service de la protection du patrimoine mérite d’être connu de tous, alors n’hésitez pas à partager cet article s’il vous a intéressé !

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