Mystérieux coffrets au musée de Cluny

Le musée de Cluny à Paris présente jusqu’au 6 janvier une exposition très originale, consacrée aux coffrets à estampe produits autour de 1500 en France. Le sujet peut paraître pointu, mais il permet d’aborder des questions essentielles et passionnantes de l’histoire de l’art de la fin du Moyen Age : la technique et le style des estampes, les influences et échanges artistiques, mais aussi les pratiques de dévotion privée qui se développent à cette époque ou encore la notion médiévale du secret.

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Coffret à logette, France, fin du XVe siècle

Les objets eux-mêmes valent la peine d’être découverts. Ces coffrets sont des boîtes rectangulaires constituées d’une âme de bois recouverte de cuir et de bandes de métal avec une serrure à mécanisme secret. Une estampe est collée sur le revers de leur couvercle et leur fond est couvert d’un coussin. Certains disposent même d’un compartiment dissimulé afin de protéger un élément particulièrement précieux (mais aucun contenu de ces trappes secrètes n’a malheureusement été retrouvé).

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A gauche : Coffret avec la Vierge à l’Enfant dans le hortus conclusus (Flandres, 4e quart du XIVe siècle) –  Au centre : Coffret avec Saint Jérôme (Paris, 1e tiers du XVIe siècle) – A droite : Coffret avec Sainte Apolline (France, 4e quart du XIVe siècle)

L’exposition réunit une trentaine des quelques 140 coffrets à estampe connus, réalisés entre 1490 et 1510 environ. Les modèles de leurs estampes sont attribuées à l’atelier de Jean d’Ypres, l’un des artistes les plus importants et les plus polyvalents de la période. Son oeuvre constitue le coeur de l’exposition, qui éclaire aussi cette production à travers des estampes « volantes », des manuscrits, des tapisseries, des vitraux et autres objets d’art.

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Portement de Croix, vitrail de l’hôtel de Cluny (d’après Jean d’Ypres, Paris, vers 1500) et Bourreau, vitrail de la Sainte-Chapelle de Paris (vers 1500-1510)

Les coffrets ont d’ailleurs été collectionnés par des amateurs d’estampes, et c’est surtout pour leur image gravée qu’ils ont été préservés jusqu’à aujourd’hui. 18 d’entre eux sont conservés à la Bibliothèque nationale de France, qui en a prêté pas moins de 16 pour l’exposition. D’autres proviennent bien sûr des collections du musée de Cluny, mais aussi de l’Ecole nationale des Beaux-Arts, ou encore de Berlin.

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Coffret à décor d’estampes, France, 1490-1510

L’exposition s’ouvre par le cycle d’estampes consacré à la Passion du Christ, comme exemple de production en série peu chère car réalisée avec la technique de la xylographie (gravure sur planche de bois et non de métal, technique plus complexe). Ces feuilles indépendantes sont composées d’une scène encadrée, accompagnée d’un texte et coloriées au pochoir. Les oeuvres inspirées de dessins de Jean d’Ypres sont reconnaissables par leur style, avec des corps aux torsions invraisemblables et des visages aux mâchoires proéminentes, mais elles sont de qualité inégale.

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Grande Passion, d’après Jean d’Ypres, Paris, fin du XVe siècle

Le chef-d’oeuvre de la première section de l’exposition est la Grande Passion, une gravure sur bois de composition très aboutie mais aussi très complexe : les scènes de la Passion du Christ, séparées par un encadrement architectural, se succèdent dans un ensemble de forme serpentine, mis en couleur à la main et rehaussé d’or. Mais ces estampes peuvent aussi s’attacher au culte de la Vierge ou d’un Saint en particulier, comme le montre le Cycle des Saints.

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Détail de la Grande Passion

Jean d’Ypres bénéficie de l’explosion de ce type de commandes. Artiste pluridisciplinaire, il crée aussi avec son atelier des cartons de vitraux, des cartons de tapisseries et des miniatures. La seule oeuvre connue de la main même de Jean d’Ypres est d’ailleurs le manuscrit des Très Petites Heures d’Anne de Bretagne.

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Annonciation des Très Petites Heures d’Anne de Bretagne, d’après Jean d’Ypres, Paris, vers 1497-1498

L’effervescence qui entoure la production des estampes ne se limite bien sûr pas à la France : en Allemagne, le célébrissime Albrecht Dürer réalise des oeuvres gravées exceptionnelles, et en Italie Marc Raimondi ou Francesco Rosselli font partie des graveurs les plus sollicités. A partir des années 1510-1520, la demande d’estampes est toujours forte mais leur style est modernisé par des motifs de candélabres ou « grotesques », inspirés par la redécouverte de la Domus Aurea de l’Empereur romain Néron, immense palais uniquement dédié au divertissement du souverain et entièrement tapissé de décors foisonnants.

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Francesco Rosselli, Quatre candélabres, une frise et une rosace, Florence, vers 1490-1500 (gravure sur cuivre au burin)

Mais revenons aux coffrets eux-mêmes : quel était donc leur usage ? Ces oeuvres étaient probablement des supports de dévotion privée, cette « devotio moderna » qui se développe au XVe siècle. A cette époque, le sentiment religieux s’individualise et la piété devient plus intériorisée. Les estampes répondent bien à ces nouveaux besoins de supports personnalisés : avec l’explosion de la demande, le prix des images imprimées devient accessible à tous et chacun peut alors choisir sa scène préférée, en lien avec les prières qui lui conviennent le mieux. Cette nouvelle tendance explique également le développement des petits objets intimes, comme les grains de chapelets, permettant de mobiliser les émotions de son propriétaire lorsqu’il cherche à accéder au divin.

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Grain de chapelet : Annonciation, armoiries de la Passion (anciens Pays-Bas, vers 1500-1530) – dépôt du musée de Cluny au musée du Louvre

Ces coffrets pouvaient être transportés car ils comportent des passants à bandoulière, mais ils étaient trop fragiles pour résister à de véritables voyages (de pèlerins notamment). Quant aux logettes secrètes, elles ne sont pas conçues pour contenir des messages, car une fois refermées elles sont définitivement scellées.

L’hypothèse retenue par les spécialistes est donc plutôt celle de coffrets de dévotion pouvant contenir un livre, ou éventuellement une relique secondaire, et susceptibles d’être transportés mais dans une zone restreinte. L’exposition montre également que le lien entre une estampe et un type de coffret n’est pas avéré : deux estampes du cycle de Notre Dame de Lorette ont ainsi été retrouvées ornant des coffrets très différents. Il s’agit donc plutôt d’assemblages que d’oeuvres totales.

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Le Portement de croix, d’après Jean d’Ypres, Paris, fin du XVe siècle

Même si de courtes vidéos expliquent très clairement les ingénieux mécanismes intégrés dans les objets, ces coffrets à estampe restent donc encore, comme l’annonce le titre de l’exposition, assez mystérieux. Ces petites boîtes que tout le monde peut se figurer posséder parlent pourtant encore à l’imagination du visiteur contemporain par leur vocation de protecteurs de secrets. Accompagnés de verrières de qualité exceptionnelle, de tapisseries finement brodées ou encore de plaquettes en ivoire délicatement sculptées, ils évoquent l’esprit d’une époque que l’on saisit un peu mieux grâce à eux.

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Diptyque avec le Portement de croix et La Crucifixion, d’après Jean d’Ypres, fin du XVe-début du XVIe siècle, ivoire

 

Informations pratiques :

Musée de Cluny

28 rue du Sommerard, 75005 Paris

Ouvert tous les jours sauf le mardi, de 9h15 à 17h45

Attention ces jours-ci le musée ferme plutôt à 17h en raison de la grève, et il fermera à 16h les 24 et 31 décembre. Il est également complètement fermé le 25 décembre et 1er janvier. 

 

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