Le réalisme du peintre belge Léon Frederic s’expose au Musée Courbet

Ornans, l’une des plus charmantes villes de France, a été rendue célèbre par Gustave Courbet. Originaire de cette petite cité étendue de part et d’autre de la rivière La Loue, au cœur du Doubs, le peintre réaliste lui a consacré de nombreux tableaux. Un musée dédié à Courbet a donc naturellement ouvert dans la ville.

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Vue d’Ornans

Mais ce musée ne se contente pas d’exposer sa collection du maître, il propose également des expositions temporaires réfléchies comme « contrepoints » aux œuvres de Courbet. Jusqu’au 15 octobre, c’est ainsi le travail de Léon Frederic, peintre réaliste belge de la fin du XIXe siècle méconnu en France, qui est présenté au public. Cet artiste majeur n’avait encore jamais eu de rétrospective en France, bien qu’il figure dans les collections du Musée du Luxembourg ou d’Orsay.

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Vue du musée Courbet à Ornans

Résumé par la critique comme « un paysan flamand qui aurait appris son métier chez Van Eyck et qui, par la suite, aurait rencontré Courbet », Frederic échappe pourtant aux classifications par la personnalité de son art démontrée avec brio par l’exposition.

Un paysan flamand qui aurait appris son métier chez Van Eyck et qui, par la suite, aurait rencontré Courbet

Lors de la visite presse de l’exposition, j’ai eu la chance de rencontrer les deux brillants commissaires de l’exposition : Isolde de Buck, historienne de l’art belge ayant déjà organisé la rétrospective consacrée à Frederic en Belgique en 2000, et Benjamin Foudral, qui termine actuellement sa thèse sur Frederic à Paris-Sorbonne. Pour l’exposition « Léon Frederic, un autre réalisme », ils se sont concentrés sur la période 1880-1900, la plus marquante dans le travail de l’artiste.

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Vue de l’exposition « Léon Frederic, un autre réalisme » au musée Courbet d’Ornans

 

Critique sociale et peinture d’un monde rural idéalisé

Issu de la haute bourgeoisie bruxelloise, Léon Frederic suit les cours de l’Académie des Beaux-Arts de Belgique. Membre du jeune cercle artistique de l’Essor, qui prône un art libre et naturaliste, Frederic décide de se faire « le chantre des humbles et des déshérités » dans sa peinture. Il s’inscrit donc dans ce mouvement de l’art social très dans l’air du temps dans les années 1880, lié au développement du socialisme en politique. Il s’inspire de scènes réalistes d’ouvriers au travail, comme les Casseurs de pierre de Courbet ou les toiles du belge Constantin Meunier. Mais son art est surtout très personnel, poussé par un constat social sévère et une recherche de « régénération » de l’art.

Le chantre des humbles et des déshérités

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Gustave Courbet et Emile Louis Vernier (graveur), Les Casseurs de pierre, vers 1860 – Lithographie

Ses recherches le portent naturellement vers la représentation du monde rural. Dans les années 1880, il choisit le village ardennais de Nafraiture, alors si isolé, comme illustration d’une campagne préservée, à la fois naïve et spirituelle. Il y représente aussi bien des paysages d’après nature que des portraits de paysans. Ses toiles ont beau soigner les détails réalistes, c’est à l’universalité que le peintre aspire. Ainsi les 4 panneaux des Âges du Paysan sont comme une allégorie intemporelle.

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Léon Frederic, Les Âges du paysan : les garçons (1885-1887)

Comme la plupart des artistes belges, qui construisent l’identité nationale d’un pays né seulement en 1830, Frederic se voit comme un héritier des primitifs flamands. La lumière très tranchée de son Repas de funérailles souligne la spiritualité du moment, et le personnage en prière sur la gauche évoque les donateurs représentés sur les retables du XVe siècle.

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Léon Frederic, Le Repas de funérailles (1886)

On distingue aussi des influences italiennes dans sa série de portraits de jeunes paysans, comme l’étrange Portrait de Marie Dury qui évoque le travail de Filippo Lippi. Dans son Portrait d’enfant devant Nafraiture, la représentation du jeune paysan, sur fond de campagne idéalisée, symbolise la pureté de l’enfance comme un avenir rêvé pour ce monde ardennais.

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Léon Frederic (1856 – 1940)
Profil d’enfant devant Nafraiture
1895
Huile sur toile marouflée sur panneau
Collection Charles Hack and the “Hearn Family Trust”
© The Hearn Family Trust and Charles Hack

 

Dénoncer la condition ouvrière

Dans section de l’exposition consacrée aux années 1890, Frederic se tourne vers le monde ouvrier.  Il affirme sa technique bien personnelle dans ses portraits, comme La Servante endormie : il détoure d’abord les figures au fusain, les peint et ajoute le fond seulement ensuite. Ici la perspective écrasée donne au tableau une impression d’étrangeté.

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Léon Frederic, La Servante endormie (1897)

Pour ses paysages, il peint aussi bien des panoramas inspirés des alentours de Nafraiture, que des œuvres véritablement d’après nature. En tout cas, la contemplation de la nature est pour lui, tout autant que l’observation des modes de vie humains, un moyen de renouveler son regard d’artiste et fait partie de sa quête obsessionnelle pour comprendre le monde ardennais.

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Léon Frederic (1856 – 1940)
Panorama des Ardennes
1921
Huile sur toile marouflée sur panneau de bois
Collection privée
© Johan Schutte
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Léon Frederic, Le Givre à Nafraiture (1896)

Léon Frederic possédera aussi une maison dans les faubourgs de Saint Gilles, près de Bruxelles. Sa propriété est située près de terrains vagues qui ne lui cachent rien de la misère subie par les victimes de l’industrialisation du pays. Il peint le quotidien d’une famille dans son chef-d’œuvre unanimement acclamé, Triptyque des marchands de craie (qui n’a malheureusement pas pu être déplacé pour l’exposition). La série évoque à nouveau les tableaux religieux par son aura spirituelle mais aussi par son iconographie. Chez Frederic, la critique sociale est intimement liée à la foi chrétienne.

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Léon Frederic, Les Marchands de craie (1882) – Dessin préparatoire

Paradoxalement, Frederic cherche à susciter l’empathie du spectateur tout en idéalisant la misère par la douceur de sa touche ou par l’air enjoué de ses personnages, qui contrastent avec une réalité brutale. C’est le cas par exemple pour ses Ramasseuses d’escarbilles, qui grattent la terre en espérant y dénicher des chiffons ou des déchets à revendre.

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Léon Frederic, Les Ramasseuses d’escarbilles (1883)

 

Symbolisme et spiritualité

La dernière section de l’exposition souligne l’influence du symbolisme chez Frederic, dont le travail reste pourtant toujours ancré dans l’observation du réel. Sa série Blé et Lin est constituée de 23 fusains, dont une monumentale allégorie de la terre-mère qui sera reprise en vitrail par Charles Baes. Elle montre que le monde paysan intemporel ne fait plus qu’un avec le cycle naturel. La référence aux primitifs flamands se retrouve : dans Les Fleuves qui chantent, le symbolisme chrétien de la Jérusalem céleste sortant de la brume évoque directement Van Eyck.

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Charles Baes, La Terre (d’après Léon Frederic) (1893), vitrail

L’oeuvre de Léon Frederic est d’ailleurs reconnue dans les années 1890 comme l’archétype de l’art flamand, avec son mélange de naïveté et de spiritualité, et s’arrache dans toutes les cours européennes. Dans la dernière salle, plusieurs chefs-d’œuvre concluent en beauté le parcours. Le symbolisme est très présent : c’est celui de la régénération, avec le retour du Christ chassant le mal pour faire des Ardennes ce monde harmonieux. Ainsi La Sainte Face fait écho au Bénisseur, ce paysan ardennais idéalisé dans sa foi.

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Léon Frederic, La Sainte Face, panneau central du triptyque La Sainte Trinité (1892)
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Léon Frederic, Le Bénisseur (1889)

Dans le Triptyque des Ages de l’ouvrier (prêté par le musée d’Orsay), l’influence religieuse est moins immédiate, et pourtant ! On retrouve d’abord un message social dans cette œuvre encore en 3 panneaux : au centre, la scène de sortie d’usine évoque une marche vers l’avenir, vers le progrès social ; à gauche on a le panneau des hommes, à droite celui des femmes. Une observation attentive nous dévoile un enfant qui détache son regard du jeu de cartes (le Vice) et semble nimbé tel un Saint. Quant à la miche de pain tenue par cette étonnante fillette, elle est une évocation chrétienne du pain comme symbole du corps du Christ.

Pour finir, le chef d’œuvre des Trois sœurs, dépôt du MET, montre encore à quel point Frederic est l’héritier des primitifs flamands. Dans une scène intimiste, ces paysannes ardennaises sont comme des madones de Van Eyck, mais avec une impression d’artificialité, comme si le peintre avait représenté le même modèle plusieurs fois. Immobile dans leur recueillement, elle sont une véritable « ode au temps qui se fige », selon les mots de Benjamin Foudral. Encore et toujours, ce monde rural harmonieux doit servir de modèle à l’élite urbaine pour sa régénération morale.

Une ode au temps qui se fige

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Léon Frederic (1856 – 1940)
Trois Sœurs ou Les Eplucheuses de pommes de terre
1896
Huile sur toile marouflée sur panneau de bois
Collection privée en dépôt au Metropolitan Museum of Art, New-York
© The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais / image of the MMA

L’exposition du musée d’Ornans est donc une belle réussite et a le mérite de faire connaître au public français le travail de ce peintre belge un peu oublié. Son œuvre, entre réalisme et symbolisme, est très riche et offre différents niveaux de lecture. D’une scène de vie quotidienne paysanne, on peut vite basculer dans une allégorie utopique de monde idéal, voire dans une scène religieuse à portée morale. La référence à l’Histoire de l’art, aux primitifs italiens et bien sûr flamands, est indissociable de l’œuvre de Frederic et permet des jeux de comparaison interminables.

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Léon Frederic (1856 – 1940)
A la petite sœur
1902
Huile sur toile marouflée sur panneau
Collection De Groeve, Belgique
© Johan Schutte

Une bonne raison donc de prolonger l’été par une visite à Ornans, où vous pourrez aussi découvrir la collection permanente d’œuvres de Gustave Courbet du musée. Et bien sûr c’est aussi l’occasion de découvrir ce magnifique village, de passer par Besançon et sa citadelle incontournable, ou encore de randonner dans le Jura !

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Vue d’Ornans

 

Informations pratiques

Exposition « Léon Frederic, un autre réalisme » jusqu’au 15 octobre 2018

Musée Courbet, 1 place Robert Fernier, 25290 Ornans

Horaires : 10h-18h en septembre, 9h-12h et 14h-17h d’octobre à mars

Tarif : 8€ en période d’exposition (réduit pour les jeunes de plus de 13 ans, étudiants, enseignants, seniors, familles nombreuses… Tous les détails ici)

Aller à Ornans en train depuis Paris : 2h30 de TGV jusqu’à la gare de Besançon-Viotte, puis 40 minutes de navette

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Vue sur la Loue depuis l’intérieur du musée Courbet

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