La question des 5 sens est très présente au Moyen-Âge, à la fois dans la vie quotidienne et dans les débats théologiques (quel est le sens le plus noble pour connaître Dieu ?). Le musée de Cluny a d’ailleurs consacré sa dernière exposition temporaire à ce thème. La visiter a été pour moi l’occasion d’en apprendre plus sur cette période qui est décidément loin de l’image « barbare » que continue de lui attribuer la pensée commune. Chacun des 5 sens peut être associé à des objets d’époque permettant de mieux comprendre la vision du monde des hommes du Moyen-Age, et d’entrer dans cette pensée symbolique si différente de la nôtre.
Petit point de contexte sur le musée de Cluny : encore partiellement en travaux, il garde ouverte une salle dite « du trésor » qui rassemble ses chefs-d’œuvre incontournables, et surtout consacre un espace permanent à ses pièces maîtresses : les 6 tapisseries de la Dame à la Licorne. En complément, il expose d’autres oeuvres de ses collections autour d’un thème qui change régulièrement : après « Magiques Licornes », qui s’attachait à la représentation de la figure de l’animal légendaire sous toutes ses formes, le dernier parcours présenté de mi-mars à mi-août 2019 s’interrogeait donc sur l’importance des 5 sens à l’époque médiévale.
Les 5 sens sont très débattus au Moyen Age et sont classés selon une hiérarchie bien déterminée : la vue est le sens le plus élevé, puis l’ouïe et l’odorat, et enfin le toucher et le goût qui sont les moins nobles car ils conduisent au péché.
Chacun des sens a aussi son ou ses symboles. La vue est associée au renard et bien sûr à l’expression « œil de lynx », ce qui à l’origine ne fait pas référence à l’animal mais à l’argonaute Lyncée (l’un des compagnons de Jason dans sa quête mythologique de la toison d’or) capable de voir à travers les objets. L’odorat est associé au vautour ou à la rose, le toucher au singe et le goût au cochon. Les sens les moins nobles sont donc logiquement symbolisés par les animaux les moins nobles.

Les 5 sens dans la vie quotidienne
L’un des objets évocateurs de la vue au Moyen Age est le miroir. Il est l’accessoire de la dame et lié à l’amour courtois. Cette pratique complète l’apprentissage du jeune chevalier noble qui est d’abord galopin (il nettoie les écuries), page à 7 ans puis écuyer à 14 ans : il est alors une sorte d’assistant du seigneur de son domaine, mais il doit également choisir une dame (même mariée !) et lui faire la cour. Mais attention, tout cela se fait de façon complètement platonique : l’épreuve ultime de l’apprenti chevalier consiste à dormir à côté de sa dame sans la toucher ! Il porte également les couleurs de celle-ci durant les tournois.

L’ouïe peut être symbolisée par différents objets témoignant de l’importance de la musique au Moyen Age. Un très beau livre d’heures enluminé (recueil de prières destiné à la dévotion des laïcs) dévoile la page d’un psaume, c’est-à-dire un poème religieux chanté. D’étonnants petits sifflets en métal permettaient aux enfants de rendre louange à Dieu en envoyant leur son vers le ciel. Plus surprenante encore, une miséricorde de stalle (motif sculpté des sièges disposés le long du chœur d’une église pour les moines) représente 2 cochons jouant de l’orgue portatif ! Cette image symbolise cette fois la musique non mélodieuse, produite par l’animal associé à l’intempérance.


L’évocation du goût et l’odorat permet d’illustrer les arts de la table au Moyen Age. On disposait les dragées dans de grandes coupes sur pied, on utilise des aiguières (pour l’eau) et des salières. Plus généralement, l’époque est friande d’épices : oignons, fines herbes ou ail pour les pauvres, et épices d’Orient seulement pour les plus riches. Encore une fois le symbolisme est très présent, avec un classement des types d’aliments du plus au moins noble par association avec les 4 éléments : les oiseaux sont proches du ciel, donc de Dieu, et considérés comme un aliment noble. De même les épices sont associées au feu et donc au Saint-Esprit. A l’opposé, les légumes et les animaux à 4 pattes qui poussent dans la terre sont laissés aux pauvres. Entre les deux, les poissons vivant dans l’eau peuvent être consommés par tous.

Le toucher peut à son tour être évoqué par des pièces de tapisserie, notamment en velours soyeux. C’est surtout l’occasion d’en apprendre plus sur la perception médiévale des couleurs, qui est très différente de la nôtre. Les couleurs sont d’abord classées de la plus claire à la plus sombre : blanc, jaune, vert, rouge, bleu, violet, noir. Les plus importantes sont le rouge et le bleu, les couleurs de la Vierge que l’on retrouve partout au Moyen Age. Mais surtout, la perception des contrastes colorés est différente : c’est plus le niveau d’éclat de la couleur qui compte. Par exemple, un bleu éclatant avec un rouge éclatant sont perçus comme plus harmonieux qu’un bleu éclatant avec un bleu terne.

Les 5 sens dans la liturgie chrétienne
Au XIIe siècle, le théologien Guillaume de Saint-Thierry théorise les sens en lien avec les valeurs chrétiennes, en associant chaque sens à un type d’amour différent : la vue représente l’amour de Dieu, l’ouïe l’amour de ses ennemis, le toucher l’amour de la famille, l’odorat l’amour du genre humain… Étonnantes associations ! L’office liturgique de la messe a d’ailleurs pour vocation d’activer les 5 sens grâce aux décors (vue), le chant (ouïe), l’encens (odorat), l’hostie (goût) et les reliques (toucher). Ces 5 « portes extérieures » ouvrent sur l’intérieur, c’est-à-dire sur le cœur du fidèle.
Ces 5 sens peuvent donc à nouveau être déclinés en lien avec des objets liturgiques. La tapisserie Auguste et la sibylle de Tibur évoque la vue par l’apparition d’une Vierge à l’enfant dans le ciel. Ce miracle est lié à la légende d’Auguste qui serait allé consulter la sibylle de la ville de Tibur avant de se faire diviniser, pour savoir s’il y avait déjà un être plus divin que lui sur Terre. Cette apparition aurait été sa réponse. On retrouve dans cette oeuvre la prédominance des couleurs rouge et bleu.

Côté ouïe ou plutôt musique, les premières harmonies au Moyen-Age devaient être simples pour monter plus facilement vers Dieu (il s’agit de monodies, avec une seule voix sans accompagnement). On n’inventera les dièses que dans un second temps.

Pour le toucher et l’odorat, un reliquaire (censé contenir l’ombilic du Christ) est présenté. En effet, certains de ces objets comportaient des ouvertures pour que le fidèle puisse toucher la relique (c’est-à-dire un reste matériel du corps ou un objet touché par un Saint). De plus on disait que les corps des Saints ne pourrissaient pas, et donc qu’ils sentaient toujours bon : c’est là l’origine de l’expression « être en odeur de sainteté » !


Concernant le goût, une coupelle à hostie représente la communion et une image de Saint ayant miraculeusement multiplié les tonneaux de vin rappelle l’importance de cette boisson dans le rite.

Pour revenir à la licorne juste avant d’aborder les fameuses tapisseries, la légende de ce « monocéros » a été alimentée par la découverte du narval, cet animal marin dont la gigantesque dent (qui part de son front) a été prise pour une corne. Ces dents ont été utilisées pour fabriquer des potions, car on disait que la licorne avait des pouvoirs de guérison (anti-poison notamment) et de purification. D’ailleurs seule une jeune fille vierge, symbole de pureté, pouvait attirer cet animal fabuleux. Cette croyance en l’existence de la licorne perdurera quand même jusqu’au 19e siècle !

Les tapisseries de La Dame à la Licorne
La série de la Dame à la Licorne comporte 6 tapisseries dont 5 sont traditionnellement associées aux sens. La dernière intitulée « A mon seul désir » est plus mystérieuse : elle pourrait représenter le 6e sens dit du « cœur » ou de l’âme.
Sur chacune d’entre elles, une dame est entourée d’une licorne et d’un lion, et parfois d’une dame de compagnie. Chaque Dame est unique, mais elle a toujours la peau très blanche, des cheveux blonds et des yeux marrons, conformément à l’idéal de beauté du Moyen-Âge. Car contrairement à aujourd’hui, les yeux bleus étaient considérés comme diaboliques. Autre petite anecdote peu ragoûtante : pour blondir leurs cheveux, les femmes utilisaient… de l’urine (car il contient de l’ammoniaque) !
Ces tapisseries réalisées en Flandre dans les années 1500 sont des « mille-fleurs », c’est-à-dire au fond composé d’une multitude de petites fleurs et plantes. Un jardin rond et clos, typique de la mode de l’époque, est peuplé d’arbres dont les essences sont reconnaissables (pin, oranger, citronnier…).

Cette végétation abrite aussi des animaux, notamment le singe : d’abord entravé dans la tapisserie du toucher (car c’est un sens qui amène à la corruption), il est libéré dans les tapisseries suivantes. On retrouve également le chien, symbole de fidélité, le lapin, les oiseaux, le renard et même le perroquet (symbole d’intempérance également, car il répète les paroles humaines sans les comprendre). Les armoiries de la famille Le Viste, commanditaire des oeuvres, sont aussi systématiquement représentées.

Au fil des tapisseries, l’attitude de la Dame est différente. Dans le toucher, elle saisit la corne de la licorne. Dans le goût, elle prend des dragées dans la coupe que lui tend sa suivante. Dans l’odorat, elle tresse une couronne de fleurs. Dans l’ouïe, elle joue d’un orgue portatif. Dans la vue, elle se regarde dans un miroir. Enfin dans « A mon seul désir », elle prend ou remet des bijoux dans une cassette. Comme elle possède déjà toutes les richesses matérielles possibles, on peut plutôt supposer qu’elle range ses bijoux. Son ultime désir concernerait alors l’élévation de l’âme vers le spirituel.

Le musée de Cluny proposera un 3e et dernier parcours autour de ces tapisseries du 18 septembre 2019 au 6 janvier 2020 intitulé Mystérieux coffrets. Estampes au temps de la Dame à la Licorne, que je ne manquerai pas de visiter. Mais attention, la salle de la Dame à la licorne est fermée du 29 août au 16 septembre 2019 en raison du montage de cette exposition !
Musée de Cluny
28 rue du Sommerard, 75005 Paris
Ouvert tous les jours sauf le mardi, de 9h15 à 17h45
Je remercie la jeune femme guide au musée, dont j’ai suivi la visite passionnante et qui m’a beaucoup servi pour cet article.

Passionnant et bien écrit! Merci pour ce partage éclairant.
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Un très grand merci à vous, je suis ravie que l’article vous ait plu !
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