Je vais vous parler aujourd’hui de Jean Tinguely, un artiste majeur du mouvement du Nouveau Réalisme dans les années 60. Je trouve son travail passionnant car il s’interroge sur l’art lui-même : quels médiums peut-on utiliser en art ? Comment créer un rapport plus libre et plus simple à l’œuvre d’art ? Comment faire participer le spectateur à l’œuvre ? Comment solliciter tous ses sens et pas seulement la vue ? etc. Mais aussi sur le monde qui l’entoure : l’art peut-il changer les hommes et leur regard sur le monde ? Comment l’art peut-il dénoncer les abus de la société ?…
Ainsi je vais essayer de vous montrer comment grâce à de nouvelles formes d’art, à l’assemblage de matériaux originaux et à une bonne dose d’humour, Jean Tinguely réussit à nous faire passer des messages fondamentaux et toujours d’actualité en 2016.

Jean Tinguely est né en 1925 dans un milieu modeste. Il grandit en Suisse à Bâle, et dès son enfance exprime les prémisses de ce qui deviendra son art futur : il fait l’école buissonnière et construit des petits mécanismes à fonctionnement hydraulique dans la forêt ! On se croirait dans un roman de Mark Twain, avec Tom Sawyer et Huckleberry Finn qui s’amusent dans les bois… L’idée de Jean Tinguely est d’utiliser l’acoustique de la forêt et différents matériaux pour créer des symphonies et enchanter les promeneurs ! Cette créativité montre déjà l’aspect ludique de son art à venir.

Pendant la seconde guerre mondiale, Tinguely veut rejoindre les forces anti-fascistes en Italie mais est arrêté à la frontière. De retour en Suisse, il devient assistant décorateur de talent, et entre donc naturellement à l’Ecole des Arts Décoratifs. Il aime particulièrement sculpter le plâtre et travailler différents matériaux. Il s’initie également à l’art contemporain, notamment au futurisme et sa fascination pour la machine, la vitesse, le mouvement… Mais aussi à Dada, courant qui refuse la société marchande et développe un art du rire, de l’absurde, mêlant toutes les formes d’art y compris la danse ou la déclamation de poèmes.

Pourtant, il cherche encore son propre style, et a du mal à terminer ses œuvres car pour lui elles ne sont jamais finies, et le spectateur doit y participer (comme pour Duchamp et sa roue de bicyclette à actionner). Il fait alors beaucoup d’expérimentations dans les années 50 : il teste différents matériaux mécaniques, et même des matériaux périssables, qui se mangent ou qui pourrissent…
Il cherche en fait à développer un nouveau rapport à l’œuvre, qui ne soit pas que visuel : dans son œuvre Bascule V, le poids du matériau altère le mouvement de la machine, qui n’est jamais totalement répétitif et lui confère ainsi une vie autonome.

Cette réflexion se poursuit par des œuvres utilisant des matériaux de récupération : l’artiste va chez les ferrailleurs et y trouve des mécanismes qui fonctionnent encore. Il utilise aussi des objets hétéroclites comme un singe, une fausse peau de bête, des chaussures d’enfant…
Il critique ainsi la société « sérieuse » et prône un rapport plus simple à l’art. En cela, il se rapproche du Pop Art et de sa façon de transformer des objets du quotidien en objets de subversion. L’œuvre Viva la Muerta en est un exemple marquant, comme une référence humoristique à la mort.

Jean Tinguely est ainsi au cœur des avant-gardes : marié à Niki de Saint-Phalle en 1971, il est inspiré par son travail et le couple réalise même des œuvres en duo comme La Fontaine Stravinsky devant Beaubourg, dont j’ai déjà parlé dans un article précédent.

Tinguely est aussi l’un des précurseurs du happening et de la performance, ainsi que de l’art sonore. D’ailleurs la plupart des œuvres en photo dans cet article, présentées lors de l’exposition du mois dernier à la galerie Vallois, s’animent lorsque le visiteur appuie sur les boutons rouges au sol et font beaucoup de bruit. Vous pouvez avoir une idée de ce que cela donne dans cette vidéo YouTube.

Et toujours pour critiquer la société de consommation, il affirme même qu’il ne faut pas s’attacher aux objets : beaucoup de ses installations s’autodétruisent au bout de quelques minutes. Il se rapproche en cela de son ami Yves Klein, qui ira jusqu’à proposer une exposition… du vide ! Ils réalisent d’ailleurs ensemble des « rotatives », où l’objet tourne si vite qu’il semble disparaître pour ne plus laisser voir que de la couleur brute (du bleu Klein bien sûr !).

Ainsi contrairement à « l’art pour l’art » de Pollock ou de Rothko, dont la peinture ne fait référence qu’à elle-même et non à la société, les Nouveaux Réalistes comme Tinguely espèrent changer le regard du spectateur sur le monde qui les entoure. Ainsi l’œuvre Wackel-Baluba semble faire appel à un univers enfantin avec du bois, du métal, des plumes, du papier… Mais c’est surtout une référence à la société tribale congolaise qui lui permet de critiquer la façon dont se passe la décolonisation à l’époque, et de se placer en rupture avec la société patriarcale dominante.

Jean Tinguely est donc un artiste particulièrement intéressant car engagé et combattant pour la liberté de parole dans une société encore rigide. Et surtout, je trouve fascinant que ses combats soient encore tellement d’actualité aujourd’hui : sa remise en cause de la société de consommation ou son rejet du gaspillage et des déchets inutiles. Son travail mérite donc d’être redécouvert : n’hésitez pas à suivre le programme d’exposition de la galerie Vallois (33-36 rue de Seine à Paris), qui le met régulièrement à l’honneur et lui a consacré une exposition récemment.

Sympa, votre article. Je garde le tuyau pour la galerie (bien que j’aie beaucoup d’occasions suisses de voir son travail). Seulement, renseignez-vous sur le happening et la performance: Tinguely ne les a pas inventés. Cordialement.
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Bonjour CultURIEUSE, merci beaucoup pour votre message.
Concernant l’invention du happening / de la performance, je me suis basée sur les propos de l’historien de l’art contemporain avec lequel j’ai visité l’exposition sur Tinguely à la Galerie Vallois (n’étant pas experte moi-même). Selon lui, Allan Kaprow, traditionnellement crédité de l’invention, n’a réalisé ses premiers happenings qu’après.
Mais effectivement cela semble discutable : le premier happening de Kaprow est daté généralement de 1959 d’après mes recherches, tout comme celui de Tinguely (lors de la soirée « Cyclo-matic » à Londres).
Quoi qu’il en soit, votre remarque est plus que bienvenue et il serait plus prudent de qualifier Tinguely de « précurseur » en la matière.
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Oui, un précurseur européen avec son copain Klein. Et Beuys aussi. Duchamp avait bien préparé le terrain. Les années soixante ont été le terreau d’avancées dans plein de domaines. Tout semble être parti de New York, mais tout se rejoint, difficile de dénouer le fil. Un peu comme les inventions scientifiques qui émergent simultanément en différents endroits du globe. Bon début de semaine!
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Cette période est en effet passionnante. Merci pour ces réflexions et très bonne semaine également !
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