Vous serez peut-être étonnés si je vous dis que Derain a fait partie des tous les grands groupes d’avant-garde du XXe siècle. Il est l’inventeur du fauvisme avec Matisse, il a participé à la naissance du cubisme avec Picasso, il s’est inspiré aussi bien de l’art africain qu’océanien… C’est même lui qui aurait été le véritable découvreur de ces nouvelles formes artistiques, sans réussir pourtant à en tirer véritablement parti – comme le déplorait la grande collectionneuse d’art américaine Gertrude Stein.

Derain s’intéresse en effet à la puissance de la couleur posée en larges aplats, quand Matisse suit encore les principes divisionnistes. Il perçoit les limites du cubisme analytique et le délaisse avant que Braque et Picasso ne parviennent à la même conclusion quelques temps plus tard… Mais alors pourquoi est-il si peu connu du grand public ? Cécile Debray, la commissaire de l’exposition, qualifie son oeuvre d’inégale, entre chefs-d’oeuvre et tableaux mineurs (dans le magazine Connaissance des Arts). Et son voyage en Allemagne nazie en 1941 n’est certainement pas étranger au manque d’intérêt des historiens à son égard.

Pourtant son oeuvre, condensé de toute l’innovation en ébullition en ce début de siècle, vaut largement la peine d’être remise sur le devant de la scène. L’expo se concentre sur l’avant-guerre, faisant la part belle à la période fauve. On en prend plein la vue avec des couleurs intenses qui éblouissent ou submergent. La fin de l’expo évoque le retour de Derain à une forme de classicisme, qualifiée de « réalisme magique » à partir de 1914. La période de l’entre-deux-guerres est cependant occultée (pour éviter les redondances avec l’expo « Derain, Balthus, Giacometti » du Musée d’Art Moderne l’été dernier). Seule une toile de 1938-40 clôture le parcours.

Que retenir des thèmes abordés par cette expo très fournie ? Avant tout la force de la couleur de Derain, comme dépassement de l’Impressionnisme
Dès ses toiles de jeunesse, Derain renouvelle complètement l’utilisation de la couleur. Dans son Portement de croix (1901), loin de reprendre des couleurs sombres pour sa réinterprétation du tableau poussiéreux du Louvre, il pose sur sa toile des couleurs intenses (rouge violent, vert acidulé…). Bien dans son époque, il est aussi influencé par les estampes japonaises en vogue dans les milieux intellectuels.

Deux ans plus tard, dans le Bal à Suresnes (1903), il représente avec ironie les soldats censés incarner la gloire de la France : l’un d’entre eux danse avec une partenaire bien plus grande que lui. Il est bien ridicule avec sa main énorme qui entoure la danseuse sans laisser de doute sur ses intentions. Très audacieux pour l’époque ! Mais surtout, encore une fois, son utilisation de la couleur est particulièrement novatrice : il les choisit les plus intenses possibles, et joue sur les contrastes du bleu et du rouge de l’habit du soldat, du jaune de sa ceinture, avec le vert de la robe de la danseuse.

Le jeune peintre a par ailleurs totalement intégré les principes de l’impressionnisme et le post impressionnisme / divisionnisme, comme le montre par exemple la toile L’enterrement (1899). Mais il ne va pas s’arrêter là, bien au contraire. A Chatou, petite commune de région parisienne où il séjourne avec son ami Vlaminck, il fait preuve de plus en plus d’audace dans son utilisation de la couleur. Le sujet devient secondaire et comme le disait Maurice Denis le tableau est avant tout des couleurs assemblées dans un certain ordre sur la toile. Après des siècles et des siècles de peinture cherchant à imiter le mieux possible la réalité, on abolit peu à peu l’illusionnisme pictural. Une véritable révolution, incroyable et choquant pour l’époque !

C’est dans le sud, à Collioure, où ces expériences vont trouver leur apogée. Avec Matisse, Derain cherche une couleur toujours plus intense, l’ombre n’a plus sa place dans ses tableaux. Le peintre n’hésite plus à exprimer son ressenti et ses émotions face au paysage. C’est finalement la définition même de l’art que Derain et ses amis remettent en question à cette époque : l’art n’est plus seulement imiter la réalité, l’art n’est plus faire du Beau, l’art peut utiliser des matériaux nouveaux (comme les papiers-collés de Braque et Picasso)… Mais alors qu’est-ce donc que l’art ?


L’expo présente aussi des aspects moins connus du travail de Derain, notamment ses liens avec la photographie et le cinéma. Il prend en photo des natures mortes ou encore des Arlequins, sujets picturaux par excellence, comme source d’inspiration pour ses compositions. C’est peut-être même lui qui aurait donné l’idée à Picasso ! Il s’intéresse également au cinéma et joue dans le film de son ami Jean Renoir, La fille de l’eau. Pour Renoir comme pour Derain, le sujet n’a plus beaucoup d’importance, ses questionnements sont avant tout esthétiques. On voit ainsi à quel point les arts sont liés et se posent les mêmes questions !


On découvre aussi au Centre Pompidou l’influence de l’art des peuples dits « primitifs » sur Derain. Leur art est vu comme un moyen de retrouver une forme de pureté, avant la perversion de la civilisation. Son Nu debout est ainsi inspiré de ces formes massives. Quant aux masques africains collectionnés par Derain, que l’on peut admirer dans une vitrine dédiée, ils l’inspireront plus tard pour le visage de son Portrait de jeune fille (1914).



Ce portrait s’inscrit dans une forme de « retour à l’ordre » opéré par Derain avant-guerre. Cet « assagissement » était en germe dès 1906-07, quand l’artiste montre une volonté de retour à une Beauté plus calme. Son Effet de soleil sur l’eau, inspiré de Turner, aspire à une harmonie apaisée. Ce tableau est proche de l’abstraction, pourtant Derain ne sautera jamais le pas, gardant toujours des références à la nature dans ses toiles.

C’est dans la dernière salle de l’exposition que ce retour à un classicisme censé incarner la grandeur de la France, avec par-dessous tout une maîtrise du dessin, est pleinement représenté. Après les excès du fauvisme et du cubisme, Derain souhaite un retour à la mesure. Après les multiples théories des avant-gardes intellectualisées, il cherche à revenir à l’origine de la peinture, à un art plus naïf exprimé par la dernière toile de l’expo La chasse (1938-40).

L’oeuvre de Derain est donc à la fois passionnante à découvrir « intellectuellement », car on y retrouve le bouillonnement créatif qui caractérise le début du XXe siècle, période de renouveau et de bouleversement incroyable, de remise en question de tout ce que l’on croyait savoir sur l’art. Une période d’incertitude mais aussi de liberté exceptionnelle, où tout devient possible. Je ne connaissais pas par exemple la période cubiste de Derain, et je ne savais pas qu’il avait été inspiré par l’art africain comme Picasso, voire même avant lui. Je le classais avant tout dans les Fauves et le pensais plus suiveur qu’innovateur. Une vraie redécouverte !

Mais surtout, certains tableaux sont une véritable claque visuelle grâce à la puissance des couleurs. Les peintures illuminent les salles par elles-mêmes, on ne peut pas être indifférent à ce choc visuel. Revenant d’un an de voyage, elles m’ont fait repenser à ces paysages qui me semblent déjà lointains, dans des pays plus chauds où la lumière est plus proche de celle de Derain. Je suis sûre que chacun pourra ressentir quelque chose dans cette exposition, de la surprise, de l’admiration ou une émotion plus profonde.
Rendez-vous donc jusqu’à lundi soir (29 janvier) au Centre Pompidou pour les derniers jours de cette très belle expo Derain !

Une réflexion sur “L’expo à ne pas manquer ce week-end : Derain au Centre Pompidou”