Les artistes de « General Idea », ou l’humour au service de la tolérance

J’aime l’art contemporain qui fait réfléchir sur notre époque et sur le fonctionnement de la société, tout en innovant dans les moyens de représentation. Et c’est bien cette approche qui est au coeur du travail des trois artistes du groupe General Idea. J’ai découvert les canadiens AA Bronson, Felix Partz et Jorge Zontal en visitant le MALBA (Musée d’Art Latino-Américain de Buenos Aires) qui les mettait à l’honneur lors d’une exposition rétrospective qui m’a beaucoup plu. Le groupe a produit ses oeuvres de 1969 jusqu’en 1994, année de la mort de deux de ses membres du SIDA.

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La façade du MALBA

J’ai pu profiter de l’excellente visite guidée (attention, uniquement en espagnol !) proposée à 17h par le musée. Elle m’a permis d’entrer plus facilement dans l’univers original de General Idea et de mieux comprendre leur démarche, qui a sensiblement évolué au cours de l’histoire du groupe.

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L’entrée de l’exposition « Tiempo Partido » des 3 Canadiens de General Idea

J’ai été particulièrement marquée par leur capacité à critiquer la société artistique contemporaine avec beaucoup d’humour et d’auto-dérision, en utilisant les moyens les plus divers, parfois très étonnants : du « mail art » (échange d’art par correspondance), des concours de beauté (!), le design d’un pavillon de foire artistique, la publication de revues d’art…

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Un exemple de « mail art » de General Idea
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Des exemplaires de la revue FILE éditée par General Idea

La manipulation du temps est un thème récurrent dans leurs productions : ils vont jusqu’à utiliser l’absurde pour rappeler que le temps n’est qu’un concept relatif, inventé par l’homme, avec lequel on peut s’amuser à jouer.

Mais ce qui m’a le plus frappée dans leur oeuvre, c’est l’utilisation de leur vie et de leur histoire personnelle pour promouvoir des idées de tolérance, d’ouverture d’esprit et de respect de l’autre. Assumer leur relation à trois n’a pas dû être facile dans le contexte de l’époque, mais ils le font de manière complètement décomplexée et joyeuse, affirmant le plaisir spirituel et sexuel à être ensemble. Même quand la tragédie frappe, avec le SIDA qui touche deux d’entre eux et leur sera fatal, leur message reste plein d’humour et évite de tomber dans le misérabilisme.

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Critique d’une société de l’apparence

General Idea a eu une idée qui peut paraître un peu étrange : organiser ses propres concours de beauté, selon ses propres règles. Pour montrer l’absurdité de ces concours et des critères esthétiques utilisés (chaque époque a sa propre conception de la beauté !), les artistes encouragent les candidates à se vêtir de tenues plus bizarres les unes que les autres.

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Les candidates du concours de beauté

Et la gagnante sera… un gagnant ! Un jeune garçon déguisé en femme, vêtu d’une robe courte noire, avec d’étranges protubérances qui lui remontent jusque sur le visage… L’air inspiré d’une comédienne de tragédie, le jeune homme de la photo ci-dessous dégage effectivement un effet théâtral étonnamment poétique.

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Le gagnant du concours

General Idea ne s’arrête pas là, et renouvelle son concours sur plusieurs années, avec des règles différentes. L’année suivante, les candidat(e)s doivent porter une même robe imposée. Celle d’après, ils sont contraints de défiler en portant un étrange costume en motifs en forme de ziggurats. Le haut du costume cache le visage des apprentis mannequins, qui sont obligés d’avancer à l’aveugle !

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Manipulations du temps

General Idea s’amuse à jouer avec le temps dans plusieurs de ses oeuvres. La plus emblématique est certainement leur pavillon de concours de beauté, qu’ils brûlent puis prennent en photo et mettent en scène comme un objet historique de musée. Cette oeuvre, Reconstructing Futures, est datée de 1977, mais elle fait référence au Concours de beauté de l’année 1984. C’est là le paradoxe : les artistes documentent à la manière d’historiens un événement futur qui ne se réalisera jamais… Vous suivez ?

L’essentiel me semble être de retenir que les artistes manipulent le temps jusqu’à l’absurde pour rappeler qu’il n’est qu’un concept artificiel, produit par l’homme, qui peut être renversé à loisir.

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On retrouve le motif du ziggurat dans l’architecture de son pavillon, qui fait référence à l’Antiquité mésopotamienne (je vous ai déjà parlé de ce motif dans mon article sur l’Art Déco à Napier ici). Cela rajoute un élément historique qui rend la mise en scène (presque archéologique) plus crédible et renforce donc le paradoxe temporel.

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Ménage à trois

Les trois membres de General Idea vivaient ensemble, dans une relation qui ne pouvait manquer de choquer à l’époque. Ils s’amusent à se représenter dans leur lit avec des têtes de bébés sages aux joues roses, en décalage total avec ce qu’on pouvait penser de leurs pratiques sexuelles.

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Plus provocateurs, ils cherchent à choquer les bien-pensants avec des oeuvres représentant trois caniches dans des positions plutôt explicites. Elles sont pleines d’autodérision, mais c’est aussi une façon de tourner en ridicule l’animal fétiche des bourgeoises soi-disant tenantes de la morale à suivre. Ils vont jusqu’à se représenter eux-mêmes avec des chapeaux évoquant les oreilles des caniches, détournant ce symbole ridicule pour se l’approprier avec humour !

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De même, ils jouent de façon osée avec le modèle de la fresque classique, en remplaçant les motifs grecs ou pompéiens par une multitude de petits caniches, encadrés par une série de crânes. C’est peut-être une façon d’affirmer que la soi-disant morale traditionnelle est sclérosée et vouée à disparaître.

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Dans un couloir, plusieurs toiles similaires s’alignent. Difficile de les décrire : elles sont composées d’une multitude de petits graviers de couleurs sombres. Elles semblent toutes similaires, et pourtant elles sont imperceptiblement différentes. C’est peut-être une métaphore des hommes eux-mêmes, dont il nous faut accepter les différences.

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Tragédie du SIDA

Malheureusement, la poésie fantaisiste et humoristique de General Idea devait bientôt se heurter à un fléau grandissant dans ces années 80-90 : le SIDA. Partz et Zontal sont bientôt touchés par la maladie, et ce thème est au coeur de toute la dernière partie de l’exposition.

Au centre de la dernière salle trônent d’énormes pilules évoquant le traitement médicamenteux qui contraint les malades. Les murs sont tapissés du logo AIDS (SIDA en anglais) reproduit des dizaines de fois, comme le virus se reproduit dans le corps. On se rappelle alors l’entrée de l’expo et ses innombrables pilules incrustées dans le mur, qui représentent la quantité exacte de médicaments à prendre en un an si l’on est malade du SIDA.

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Malgré la tragédie, l’humour est toujours présent : General Idea détourne des oeuvres célèbres pour faire ironiquement référence à la maladie. Le jaune de Mondrian devient vert pour rappeler les couleurs du logo AIDS. A côté, la « Pharmacie » de Duchamp devient l’«Infected Pharmacie » de General Idea. Tout comme Duchamp s’était approprié une toile de médiocre qualité et y avait ajouté quelques points de couleur pour la transformer en une nouvelle oeuvre d’art, le groupe modifie à nouveau la toile et l’infecte du virus du SIDA.

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Mondrian revisité par General Idea
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« Infected Pharmacy », Duchamp revisité par General Idea

On croit avoir tout vu, mais le visiteur a encore une surprise à l’étage du dessous. Dans une salle d’un blanc immaculé qui éblouit et brouille le regard, d’immenses icebergs ont été reconstitués. On distingue trois petits phoques blancs tout au fond, perdus sur un bout de banquise, isolés. C’est la seule oeuvre où pointe véritablement la mélancolie et une forme de désespoir. Les phoques isolés, ce sont les membres de General Idea accablés par la maladie. Ils ne peuvent plus compter que sur eux-mêmes.

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Cette rétrospective du groupe General Idea m’a vraiment plu par les questions qu’elle pose, notamment sur notre tendance à juger les autres sur leur façon de vivre ou de s’habiller, ou encore sur les contraintes sociales qui pèsent sur chacun pour se conformer à un idéal plus ou moins fantasmé. J’ai trouvé particulièrement pertinente l’approche du groupe par l’humour et l’autodérision, comme façon de ridiculiser les rétrogrades et les donneurs de leçon. Mais ce qui est le plus touchant dans leur travail est la référence à leur histoire personnelle et leur façon courageuse d’affronter la maladie ensemble, toujours avec humour et en utilisant l’art comme moyen salvateur.

 


Et l’exposition permanente du musée alors ? 

Le MALBA présente aussi une collection permanente passionnante sur l’art latino-américain qui vaut le coup d’oeil. Intitulée « Verboamérica », elle soutient l’idée que cet art ne peut pas être compris uniquement à partir des modèles de l’histoire de l’art européen. Il faut bien plutôt faire l’expérience de la culture locale, vivante et vibrante, aller au contact des peuples pour capter un peu de l’âme du continent. L’idée est vraiment de retrouver les mots utilisés par les artistes latino-américains pour écrire leur propre histoire. Concrètement, l’expo aborde à la fois la géopolitique, les conflits et les guerres, les sujets sociaux de la pauvreté, des minorités rejetées, des indigènes, la lutte pour la répartition des terres…

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Mercado colla o mercado del altiplano, Antonio Berni (1936-1943)

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L’un des chefs-d’oeuvre de cette collection permanente est l’un des autoportraits de Frida Kahlo. On a tous en tête ses images du visage de la jeune femme aux sourcils qui ne forment qu’un, visage de trois quarts, à l’expression fermée, qui fixe le spectateur de son regard vif où il me semble que perce la tristesse. Ici, elle est entourée d’un singe et d’un perroquet, transformés en animaux de compagnie comme pour accompagner sa solitude.

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Autoretrato con chango y loro, Frida Kahlo (1942)

Une expo permanente qui défend une histoire de l’art latino-américain émancipée de l’Europe, et une politique d’expositions temporaires apparemment ambitieuse avec le choix d’une rétrospective General Idea, deux bonnes raisons largement suffisantes pour faire du MALBA un musée incontournable lors d’un séjour à Buenos Aires !

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