Préparez-vous à découvrir un style artistique unique au monde… Je vous parie que vous ne connaissez pas encore l’art aborigène australien. Et pourtant il est absolument fascinant !
Je vous ai déjà parlé ici de la culture des aborigènes d’Australie et de l’importance de la croyance en le Tjukurpa ou « Dreamtime ». C’est pendant cette ère que leurs ancêtres mythiques ont créé le monde, les hommes et tous les éléments naturels. Ils ont également établi l’ensemble des lois et des règles de vie à respecter en société. Le Dreamtime n’a pas de fin : il se prolonge dans le présent et le futur, et les esprits des ancêtres peuvent toujours interagir avec les hommes.

Ce système complexe de croyances est peuplé d’une multitude d’histoires mythiques sur le Dreamtime et les ancêtres surnaturels de chaque tribu. Rien d’étonnant donc à ce que ces histoires soient le sujet principal des oeuvres d’art aborigènes !

Car oui, l’art aborigène est aujourd’hui un courant artistique à part entière. Les musées du pays ont tous leur « gallery » ou section aborigène et le marché de l’art aborigène est particulièrement dynamique : il a augmenté de 20% entre 2000 et 2016* et les records de ventes de ces oeuvres atteignent plusieurs millions d’euros ! Ce succès doit beaucoup au développement de centres artistiques qui fonctionnent comme des coopératives et qui aident les artistes à émerger. Il y en a 35 rien qu’en Australie Centrale !
Mais comment est-on passé d’un art corporel ou pariétal (c’est-à-dire réalisé sur la paroi des grottes) à un art commercialisé à la manière occidentale ? Ce changement récent a été initié dans les années 30 avec le travail d’Albert Namatjira dans le centre de l’Australie. Cet aborigène a découvert la technique de l’aquarelle grâce à l’artiste Rex Battarbee, venu de Melbourne. Ses peintures de paysages australiens ont inspiré d’autres aborigènes, mais leur travail est resté très « local ». Namatjira a même été critiqué pour son travail parfois jugé trop occidental.




Ce qu’on appelle l’art contemporain aborigène commence véritablement en 1971 avec le Papunya Art Movement. Dans la petite communauté de Papunya, au fin fond du désert australien, un instituteur venu de Sydney va marquer l’histoire de l’art. Il s’appelle Geoffrey Bardon et il est le premier à inciter les aborigènes de la communauté à « pérenniser » leurs oeuvres à la manière occidentale – avec de la peinture acrylique et sur des supports durables. Jusque là, les aborigènes peignaient leur corps ou dessinaient dans la terre avant de commencer un rituel sacré, ou encore racontaient l’histoire de leurs ancêtres sur les parois de grottes exposées aux mauvais traitements des intempéries… Tant d’oeuvres éphémères perdues pour la postérité !

A partir de cette communauté de Papunya, un mouvement est lancé qui ne s’arrêtera plus. Les aborigènes acceptent de dévoiler publiquement les histoires de leurs terres ancestrales. Ils peignent leur identité, comme une façon d’affirmer leurs origines. Une oeuvre est pour eux toujours associée à un territoire, c’est une manière de ranimer l’esprit du lieu.

Pourtant, les premières oeuvres des années 70 suscitent la colère de certains membres de la communauté : n’est-il pas sacrilège de dévoiler ainsi au monde les symboles et les gestes utilisés lors des rites sacrés ? C’est pourquoi les oeuvres aborigènes sont devenues de plus en plus abstraites, afin de cacher les éléments sacrés réservés aux cérémonies. Les artistes inventent alors le style des « dots » ou « dotted lines », c’est-à-dire des « petits points » permettant de crypter certains détails des histoires. Seuls les initiés comprendront les mystérieuses références cachées dans l’oeuvre.


Mais en tant qu’Occidentale, il m’est bien suffisant de pouvoir découvrir leurs contes fantastiques (contes pour moi, mais pour les aborigènes il s’agit bien de l’histoire de leur peuple, transmise par les ancêtres et jamais remise en cause). Surtout j’ai véritablement été enthousiasmée par l’esthétique pure de ces oeuvres. Leurs couleurs franches, leurs formes harmonieuses, ces motifs de disques et de spirales où s’invitent parfois des animaux du désert… Il y a quelque chose de sincère et de touchant dans ces oeuvres qui sont une continuité des rites et des croyances au coeur de l’identité aborigène. Logiquement les motifs se ressemblent et finissent par se répéter au fil des tableaux, tout comme les cérémonies se pratiquent encore et toujours à travers les siècles.

Je n’ai pas été la seule à les apprécier, puisque j’ai quand même vu un couple d’occidentaux acheter un tableau plus de 2000 dollars dans la galerie du Centre Culturel d’Uluru ! Bien sûr la qualité des oeuvres est variable, mais j’ai eu la chance de découvrir cet art dans cette belle galerie, ainsi que dans de superbes musées à Alice Springs (toujours au coeur du désert), à Melbourne ou à Sydney.

L’Albert Namatjira Gallery d’Alice Springs expose de magnifiques exemples de peintures « à petits points », mais montre aussi la capacité des artistes aborigènes à innover en utilisant les matières premières les plus diverses pour leurs oeuvres : les matériaux de récupération, la céramique, ou encore la gravure sur bois.



Parmi les oeuvres les plus récentes, un bel exemple de Fred Ward Tjungurrayi montre que les artistes peuvent garder les motifs traditionnels de « l’art du Dreamtime », tout en renouvelant leur technique vers une plus grande abstraction. Ici pas de dots, mais des lignes continues concentriques qui forment un véritable labyrinthe où l’oeil aime se perdre.

A Melbourne également, on trouve aussi bien des « dots paintings » aux couleurs plus vibrantes les unes que les autres, que des oeuvres sur bois, sur tissu ou encore des installations.




Mais les artistes contemporains évoluent aussi bien dans le choix des sujets que des supports de leurs oeuvres : elles parlent de plus en plus de vie contemporaine, et de la place des aborigènes dans cette société. Les discriminations dont leur peuple est victime et la méconnaissance voire le mépris de leur culture sont des sujets qui prennent de plus en plus d’importance. Ils témoignent du traumatisme encore vivace dans la société australienne, plus de deux siècles après l’arrivée des Européens et les massacres et exactions qui l’ont suivie.



J’espère que cet article vous aura donné une idée de la très grande diversité qui existe au sein de l’art aborigène contemporain. La tendance du « dot painting » est sûrement la plus courante et a donné naissance à des oeuvres incroyables, mais les artistes aborigènes innovent en permanence sur la forme et sur le fond. Ils utilisent tous les matériaux les mieux à même d’exprimer leur créativité et racontent aussi bien l’histoire sacrée de leur peuple que leur condition d’aborigène dans la société d’hier et d’aujourd’hui. Se plonger dans ces oeuvres permet de mieux comprendre leur culture et ses mystères, mais aussi tout simplement de profiter d’un pur plaisir esthétique !

*Source : Artsper, « La place de l’art aborigène sur le marché de l’art » (20/06/2016) – http://blog.artsper.com/voir-plus-loin/la-place-de-lart-aborigene-sur-le-marche-de-lart/
3 réflexions sur “L’art aborigène en Australie : histoires sacrées et histoires d’hommes”