Le somptueux château de Chantilly, entouré de son parc aux vastes bassins, est situé à seulement 40 km de Paris. Il abrite le prestigieux musée de Condé, lieu de conservation des collections du duc d’Aumale (fils du roi Louis-Philippe). On y trouve un ensemble exceptionnel de peintures anciennes du XVe au XIXe siècle (des Raphaël, des Fra Angelico, des Watteau, des Poussin… !) mais aussi des objets d’art, des photographies anciennes, des estampes et des dessins. D’ailleurs depuis début 2017, un cabinet d’arts graphiques a ouvert dans le château, pour faire découvrir de merveilleuses pièces rarement montrées au public.

Chantilly, c’est aussi la ville des courses hippiques : avec son hippodrome et ses écuries de course, elle peut se permettre d’accueillir des grands prix et a même son musée du Cheval ! Rien d’étonnant donc à ce que l’exposition en cours au musée de Condé jusqu’au 14 octobre ait pour thème « Peindre les courses », autour de 3 grandes figures de la peinture équestre : Stubbs, Géricault et Degas.

La découverte du travail de Théodore Géricault (1791-1824), passionné d’équitation et parfois qualifié de « peintre du cheval », est complétée par une exposition de ses très belles gravures et dessins au cabinet d’arts graphiques. La présence d’Edgar Degas (1834-1917) étonne davantage, mais le thème des courses équestres est pourtant au cœur de sa rivalité avec Manet. Quant à George Stubbs (1724-1806), peintre anglais dit « de sport » qui précède les deux autres, il est plus méconnu mais mérite d’être associé à ces deux grands noms qu’il a d’ailleurs inspirés.

L’exposition « Peindre les courses : Stubbs, Géricault, Degas »
Le genre de la peinture de courses
L’exposition présentée au Jeu de Paume s’ouvre par une salle hommage à Stubbs, véritable portraitiste de chevaux. Ce genre se développe en Angleterre dès le XVIIe siècle, où les courses sont déjà en vogue. Les peintres français regardent beaucoup le travail de leurs voisins, non seulement par admiration pour leur technique mais aussi par stratégie commerciale. Plus habitués aux sujets modernes, à une époque où le goût français se porte encore sur la peinture d’histoire académique, les Anglais sont les parfaits clients pour leurs œuvres novatrices.

En France, la course hippique devient à la mode seulement au XVIIIe siècle. D’abord loisir des Princes, Louis XVI commence à l’institutionnaliser avec l’ouverture du 1er hippodrome des Sablons. Mais c’est au XIXe que les courses s’organisent véritablement : d’abord autour de Chantilly, dont l’hippodrome est le premier à pouvoir rivaliser avec les anglais à partir de 1834, puis avec l’hippodrome de Longchamp en 1857.

Le premier grand tableau de courses est Le Derby de 1821 à Epsom de Géricault. Hésitant entre inspiration antique et ancrage dans la vie moderne, il dégage une impression d’intemporalité. Les 4 chevaux foncent ventre-à-terre dans un galop « volant » très étonnant. Dans les années 1860, alors que Géricault est véritablement reconnu et prend place au Louvre, le jeune Degas regarde son œuvre. Il est frappé par la puissance des pur-sang qui écument, la violence de leur mouvement, la pression de la foule emmenée avec eux…

Invité chez des amis collectionneurs habitant près d’un haras, Degas découvre les champs de courses provinciales. Il introduit de plus en plus ce thème dans ses œuvres, mais Manet le fait également ! Les deux artistes se disputent la paternité de la nouvelle peinture « de la vie moderne ». Leur approche est en tout cas très différente : la vision distanciée et calme de Degas, où chaque spectateur est individualisé, tranche avec les œuvres tumultueuses de Manet, où les personnages s’entremêlent au passage des chevaux au galop fulgurant.


La question du cheval au galop
Comment représenter un cheval au galop, comment exprimer la sensation de vitesse qu’il dégage ? Cette question préoccupe nombre d’artistes aux XVIIIe et XIXe siècles. Stubbs est l’un des premiers à libérer l’animal : il le détache du sol, l’allonge, le fait presque voler.

Pourtant, l’invention de la photographie prouvera que la position représentée (les 4 fers en l’air, étirés presque à l’horizontale) est complètement irréaliste. Alors que le galop est impossible à observer à l’œil nu, les expériences photographiques du français Etienne-Jules Marey puis de l’anglais Eadweard Muybridge permettent de découper ce mouvement en différentes poses successives. Muybridge imagine un ingénieux dispositif d’obturateurs dont le déclencheur est relié à des fils : à son passage, le cheval coupe les fils et déclenche les prises de vue.


Mais paradoxalement, la posture réelle révélée paraît tellement plus figée que la posture inventée… Loin d’être anecdotique, la question est cruciale : qui doit gagner, la science ou la peinture ? Les artistes répondent clairement en revenant à des positions aberrantes mais si expressives : la peinture triomphe ! Rodin ne disait-il pas lui-même que la photographie ment, c’est l’artiste qui a raison ?
Les lithographies de Géricault au cabinet d’arts graphiques du musée Condé
Les 5 salles du cabinet d’arts graphiques, anciennes chambres d’invités du château, plongent le visiteur dans une atmosphère tamisée et un peu mystérieuse, spécialement conçue pour une appréciation des œuvres dans les meilleures conditions. L’exposition en cours réunit 40 lithographies et 3 dessins de Théodore Géricault (choisies parmi les quelques 100 gravures de l’artistes conservées au musée, soit la quasi-totalité de son œuvre gravée !).

Une formation classique
Géricault est né à Rouen en 1791, dans une famille bourgeoise plutôt aisée qui déménage bientôt à Paris. Après une première formation auprès du peintre Carl Vernet, où il se lie d’amitié avec son fils Horace (qui deviendra le peintre du roi Louis Philippe !), il étudie chez le néoclassique Pierre-Narcisse Guérin, aux méthodes plus académiques. Celui-ci l’envoie au Louvre copier les maîtres italiens : Titien ou Raphaël inspireront fortement le jeune Théodore.

Elève à l’Ecole des Beaux-Arts, Géricault a du succès au Salon de peinture officiel dans les années 1812-1814 (notamment avec son Cuirassier blessé quittant le feu, aujourd’hui au Louvre) mais échoue au Prix de Rome en 1816. Qu’à cela ne tienne, il part à ses propres frais en Italie, où il produira beaucoup de gravures.

Sujets contemporains et critique sociale
Géricault réalise sa première gravure à Rome, déjà sur le thème d’une course de chevaux sauvages. L’Italie le marquera beaucoup, même s’il y est très isolé : il se consacre surtout à son travail, seul. Son originalité est d’associer traitement à l’antique et sujets de la vie réelle contemporaine.

Il le prouve avec son célébrissime Radeau de La Méduse, au succès d’abord mitigé. Inspiré d’un fait divers qui avait fait grand bruit, il représente les rares survivants du naufrage de la frégate « La Méduse » sur leur radeau de fortune, entourés des cadavres de leurs amis. La Monarchie restaurée est tenue pour responsable du désastre, pour avoir nommé capitaine un proche du pouvoir malgré son incompétence. C’est donc un véritable choix politique du peintre, qui ne s’arrête pas là : il représente un personnage noir au-dessus de tous les autres, affirmant ses opinions anti-esclavagistes.

Géricault continue sa critique sociale avec ce Factionnaire Suisse au Louvre (1819), encore inspiré d’une anecdote réelle : se voyant refuser l’entrée au Louvre, le factionnaire doit ouvrir sa veste pour montrer sa Légion d’Honneur. Derrière lui, Géricault représente des personnages symbolisant les différentes classes sociales (étudiant, ouvrier, bourgeois). Dans d’autres œuvres, il dénonce aussi bien les terribles ravages des campagnes napoléoniennes (Retour de Russie) que le racisme qui imprègne la société sous la Restauration (Mameluk de la Garde Impériale défendant un trompette blessé contre un cosaque).
Au fil des œuvres, sa technique de gravure évolue. Pour ses Boxeurs de 1818, il utilise déjà la lithographie à la plume pour faire ressortir les nuances de noir. Peu à peu, ses gravures deviennent de plus en plus raffinées, et sa technique parfaite s’exprime par exemple avec Le cheval mort (1823).

Du Réalisme au Romantisme
Géricault habite plus d’un an à Londres, où il est frappé par la ville industrielle et la difficulté d’y vivre. Il immortalise aussi bien les mineurs que les joueurs de cornemuse (The piper), ou les laissés-pour-compte (Paralytic woman). Dans Entrée du quai des Adelphi, qui dépeint des chevaux de trait sur les quais, il montre sa virtuosité dans le raccourci des croupes et le détachement du blanc sur fond sombre. Ce type de scène très réaliste le rapproche d’un Courbet.


Après le succès du Radeau à Londres, le travail de Géricault évolue vers des sujets plus pittoresques, voire exotiques. Il représente des scènes orientalisantes, comme cet arabe fumant le narguilé, mais s’intéresse toujours à la politique. Comme les autres artistes de cette génération qui seront plus tard appelés « Romantiques », il se passionne pour la guerre d’indépendance de la Grèce face à l’oppresseur ottoman. Les thèmes littéraires apparaissent aussi dans son œuvre, comme dans Mazeppa, inspiré d’un poème de Lord Byron (un noble ukrainien est attaché à un cheval pour avoir eu une liaison avec une femme mariée).

Réputé pour ses excès (il aurait fui à Rome pour éviter le scandale causé par sa relation avec la femme de son oncle !), Géricault meurt à à peine 32 ans, officiellement d’un accident de cheval, mais peut-être de la syphilis. Sa carrière d’artiste aura duré seulement 15 ans !

Les deux expositions du Domaine de Chantilly sont donc très complémentaires. Alors que le thème de l’exposition « Peindre les courses » paraît anodin, il est l’occasion d’une réflexion profonde sur l’histoire de la peinture et sur ses rapports avec la photographie. À travers le loisir des courses hippiques, c’est aussi la peinture de toute une société qui s’ouvre à la modernité. La représentation de nouveaux sujets de la réalité contemporaine marque un tournant dans l’histoire de l’art, qui ne reviendra plus en arrière.
Quant à l’exposition sur Géricault au cabinet des arts graphiques, elle permet d’élargir notre vision du maître à travers son œuvre gravée. Entre réalisme et romantisme, on redécouvre un peintre engagé, qui porte un regard critique sur la société de son temps et n’hésite pas à malmener les puissants.

Les deux expositions sont à découvrir absolument jusqu’au 14 octobre 2018. Voici toutes les informations pour vous y rendre facilement :
Comment venir ?
- En voiture, par l’autoroute A3/A1, sortie « Chantilly » (à 40 km de Paris-centre)
- En TER (25 min depuis Gare du Nord) ou en RER D (45 min depuis Paris Nord) jusqu’à la gare de Chantilly-Gouvieux, puis 20 minutes à pied ou 5 minutes en bus / taxi
Informations pratiques :
- Château de Chantilly, 60500 Chantilly
- Ouverture en haute saison (de fin mars à fin octobre) : tous les jours, 10h-18h (20h pour le parc)
- Ouverture en basse saison (de fin octobre à fin mars) : tous les jours sauf mardi, 10h30-17h (18h pour le parc)
- Tarif : 17€/10€ en tarif réduit pour le Domaine, 8€/5€ pour le Parc seulement (détails ici)
- A savoir : offre spéciale pour venir en TER, avec le billet de train aller-retour (valable 72h) + un accès à l’ensemble du Domaine (valable 1 journée) pour seulement 25€

Belle présentation. Merci
J’aimeAimé par 1 personne
Merci beaucoup à vous, je suis ravie que l’article vous ait intéressée !
J’aimeJ’aime