Retour sur le 8e Festival d’Histoire de l’art de Fontainebleau

Du 1er au 3 juin 2018, le 8e Festival d’Histoire de l’art de Fontainebleau, ouvert à tous et gratuit, a reçu plus de 40.000 visites. Dans et autour du superbe château qui était la résidence favorite de François Ier, près de 250 manifestations se sont succédé pendant ces 3 jours : conférences et tables rondes, salon du livre et de la revue d’art, section cinéma, rencontres internationales entre étudiants ou chercheurs… Elles ont décliné les 2 fils rouges du Festival : un thème, le rêve, et un pays invité, la Grèce.

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Présente sur place pendant toute une journée, je retrace pour vous 2 conférences remarquables, bien représentatives des sujets abordés : la conférence d’ouverture consacrée à l’œuvre de l’artiste contemporain Jean-Michel Othoniel, abordée selon le prisme du rêve, et celle du président-directeur du Louvre Jean-Luc Martinez sur le chef-d’œuvre grec antique La Vénus de Milo.

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Les œuvres oniriques de Jean-Michel Othoniel

Jean-Michel Othoniel, présent pour inaugurer le Festival, est un artiste contemporain incontournable. Vous ne connaissez peut-être pas son nom, mais vous avez certainement déjà vu l’une de ses œuvres les plus importantes, son Kiosque des noctambules, ce porche de perles transparentes géantes qui orne la station de métro Comédie-Française depuis l’année 2000.

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Rendez-vous dans le théâtre près du Château pour la conférence inaugurale

Mais ce sont les œuvres de l’exposition Crystal Palace, à la Fondation Cartier en 2003, qui inaugurent la conférence : Mon lit, et Le cortège endormi. Cette installation au titre poétique embarque le spectateur dans un parcours de rêve. Intégrée dans un palais de cristal ouvert, où le verre crée la profondeur en reflétant les couleurs des jardins, elle doit composer avec ce jeu d’infinis regards réfractés dans toutes les directions.

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Mon Lit, Le cortège endormi, Jean-Michel Othoniel (2003)

Cette procession est un voyage métaphorique menant du lit à la tombe dans le jardin. Elle engage le corps du spectateur, non seulement comme symbole du déroulé de sa vie, mais aussi physiquement : on tourne autour de l’œuvre, on la pénètre… L’atmosphère de songe est distillée par différents éléments : le voile éthéré du début de la procession, le lit trop grand, les bannières géantes qui rythment la promenade dans les jardins… Comme dans Alice au pays des Merveilles, on a ce sentiment d’inquiétante étrangeté. Quelque chose nous échappe.

Ce rêve, Jean-Michel Othoniel le rattache à son séjour à la Villa Médicis à Rome. Ce bâtiment, siège de l’Académie de France, se dresse dans un jardin merveilleux où l’on peut se laisser aller à rêver. L’artiste a pris le temps de se laisser surprendre par la ville et ses alentours, avec laquelle il a privilégié un rapport charnel plus qu’érudit.

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La conférence est organisée comme une discussion entre Jean-Michel Othoniel et Eric Chassey, Directeur de l’Institut National d’Histoire de l’Art (INHA) – Derrière eux, une installation d’Othoniel comparée aux grotesques de la Chambre de l’Aurore (Villa Médicis, Rome)

Car le rêve, c’est aussi le monde où la physique n’a plus cours, où les forces se renversent, où la peur s’insinue aussi parfois. Othoniel inverse la gravité par des éléments en suspension, des objets qui pendent, des sculptures à peine retenues par des micro-fils… Son installation, d’abord réalisée en petit format dans son atelier, a été monumentalisée par de prodigieux maîtres verriers. Son apparente fragilité est en contraste frappant avec son lieu d’implantation extérieur, exposé aux intempéries. Le visiteur ne peut alors qu’être saisi de crainte pour la pérennité de cette œuvre poétique toute en subtilité.

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Le confident, Jean-Michel Othoniel (2007) – oeuvre présentée square du doyen Lépine à Nice @Jean-Pierre Dalbéra

Issu de la génération de l’art minimal, où la recherche esthétique semblait incompatible avec celle de la radicalité, Othoniel a commencé par sculpter le souffre. C’est dans les années 90, après une exposition en Asie où la beauté est encore considérée comme la voie d’accès à la spiritualité, que l’œuvre de l’artiste a pris une nouvelle dimension. Outre leur beauté visuelle, ses sculptures transforment ou même créent de nouveaux lieux.

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Kin no Kokoro, Jean-Michel Othoniel (2014) – Oeuvre installée dans le jardin japonais Mohri Garden à Tokyo – @Jean-Michel Othoniel

Son Kiosque des Noctambules, inspiré par les décorations des bouches de métro réalisées par Guimard au début du siècle dernier, s’est emparé de l’un des rares espaces prestigieux de la ligne 1 encore inoccupés (ou presque, car la station Comédie-Française n’était entourée que d’une barrière néoclassique non classée au patrimoine). Ces « horreurs » Art Nouveau avaient pu être imposées ailleurs, mais devant le célèbre théâtre, temple de la dramaturgie classique, c’en était trop !

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Le Kiosque des Noctambules, Jean-Michel Othoniel (2000) – @Globetrotteur17

Le Kiosque d’Othoniel est à la fois audacieux et maîtrisé, extravagant et intimiste. Reprenant encore une fois le parti-pris de la beauté et de la fragilité, il ose pour la première fois exposer une réalisation en verre soufflé dans l’espace public (même si c’est en réalité un verre spécial, presqu’incassable !). Ses dimensions ont été soigneusement étudiées pour s’accorder avec celles de la place : le kiosque est assez grand pour laisser place à la déambulation mais suffisamment petit pour rester à taille humaine. Quand on débouche du métro dans cet espace, on est déjà dans le théâtre.

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Le Kiosque des Noctambules, Jean-Michel Othoniel (2000) – @Fred Romero

Othoniel explore aussi le versant obscur du rêve. Sa Big Wave en briques de verre a pour origine ses cauchemars au Japon après la catastrophe de 2011. L’artiste leur a donné corps grâce à cette vague, d’abord sous une forme phallique à Sète, puis comme une matrice géante à Saint-Etienne. 10 000 briques assemblées sur une architecture en métal, le tout pesant plus de 25 tonnes, c’est le résultat de cette recherche artistique monumentale. Ce mastodonte est pourtant allégé par la transparence de ses briques, toutes uniques car artisanales, où la lumière pénètre pour rejaillir de tous côtés.

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Big Wave, Jean-Michel Othoniel (2017, Sète)

Si l’espace muséal l’accueille bien volontiers, l’espace public manque vite à l’artiste. A Versailles, ses Belles danses, l’Entrée d’Apollon (2015) sont des sculptures-fontaines qui accomplissent l’union essentielle du patrimoine et de la création contemporaine. Souhaitant s’inscrire dans la continuité du jardin de Le Nôtre, Othoniel a respecté la fonction originelle du lieu – une place où le roi Louis XIV dansait – en travaillant autour du thème de la danse. Les formes de ses sculptures évoquent ainsi les mouvements de la danse baroque réellement pratiqués par le roi (documentés par des dessins d’époque). Transformés en fontaines, elles n’en sont que plus flamboyantes, avec ce mélange de bruit d’eau et de mouvement qui nous entraînent dans leur joyeux ballet.

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Belles danses, L’Entrée d’Apollon, Jean-Michel Othoniel (2015) – Fontaines du Bosquet du Théâtre d’Eau à Versailles – @Jean-Michel Othoniel

L’œuvre de Jean-Michel Othoniel est donc animée par cette énergie du rêve, ce rythme hors du temps, ce détournement du sens où tout est imprévisible. Métaphoriques et poétiques, mêlant démesure et transparence, ses sculptures traversent les frontières des musées pour se poser dans l’espace public avec grâce et légèreté.

 

La Vénus de Milo, ou l’invention d’un chef-d’œuvre

Comment la Vénus de Milo, cette sculpture du IIe siècle avant JC, est devenue la statue la plus connue au monde ? La conférence de Jean-Luc Martinez, le Président-Directeur du musée du Louvre, montre comment, au-delà de sa beauté indéniable, la Vénus de Milo est un chef-d’œuvre fabriqué et inventé de toutes pièces selon un processus qu’il décrypte avec précision et érudition. Dans le contexte d’une Grèce antique idéale, rêvée, la notoriété de la statue vient avant tout du mystère qui l’entoure. Une belle histoire, entre énigmes et rebondissements, avec le Louvre comme narrateur principal… De quoi fasciner des générations d’amateurs de mythes historiques !

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Le sublime cadre de la Chapelle de la Trinité pour cette conférence de Jean-Luc Martinez

Quand la Vénus de Milo arrive au Louvre en 1821, la Grèce est encore très mal connue. Quelques objets d’art grec sont déjà parvenus en France au XVIIe siècle grâce au Marquis de Nointel, ambassadeur en Grèce. Il faut ensuite attendre les fouilles de l’Acropole à la veille de la Révolution, dont ne témoignent au Louvre qu’un fragment de la frise Est du Parthénon (la Plaque des Ergastines) et quelques vases. La France est donc très en retard par rapport à l’Allemagne et l’Angleterre qui acquièrent déjà de nombreuses œuvres.

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La plaque des Ergastines (« tisseuses »), frise Est du Parthénon, côté Nord – Musée du Louvre

Pourtant, toute la navigation française en Méditerranée passe par l’île de Milo. Le Comte de Forbin, (Président du Louvre de 1816 à 1841) est le premier à y envoyer une expédition pour recueillir des antiquités destinées aux salles du musée. Découverte en 1820 par un paysan grec, la Vénus a bien failli échapper aux français présents sur place. D’abord revendue à un prince Turc, ils ont dû négocier âprement pour la récupérer ! Retrouvée sur la terrasse du théâtre de l’île, au niveau du gymnase, elle n’a déjà plus ses bras au moment de sa découverte (comme le prouvent des dessins d’époque).

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Estampe gravée par Alexandre Giboy en 1821, d’après un dessin d’un des fils Debay, reconstituant la plinthe de la statue avec le fragment inscrit aujourd’hui disparu

Mais dans les années 1860-1870 commencent à circuler les histoires les plus folles à propos de la Vénus – elles sont même relayées par la presse avide de sensations. Certains font croire qu’ils l’ont vue, inventent des détails fantaisistes sur sa découverte… La légende se met en place, à grands renforts de « storytelling ». Le succès immédiat de l’œuvre déclenche une exploration intensive de l’île dans l’espoir de dénicher d’autres trésors semblables.

Le contexte politique explique aussi ce triomphe : les Occidentaux soutiennent la révolte des Grecs contre les Ottomans en 1821, des intellectuels partent se battre à leurs côtés, des œuvres d’art sont produites comme forme de propagande pro-rébellion… Un véritable philhellénisme s’empare de l’Europe. Mais le hasard a aussi eu sa part à jouer : le duc de Rivière, ambassadeur à Constantinople mais destitué en 1819, achète la Vénus et l’offre à Louis XVIII (qui l’offre immédiatement au Louvre) pour rentrer en grâce. Sans ce désaveu du duc, qui sait ce que serait devenue la statue !

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La Vénus de Milo @Livioandronico2013

Il s’agit aussi de définir l’histoire de l’art français, rien que ça ! La France doit rattraper son retard sur la scène internationale en matière d’antiquités et renforcer la position du Louvre en présentant des originaux. Les théories sur la datation et la position d’origine de la Vénus alimentent des débats virulents entre la France et l’Allemagne. Les Français aimeraient la faire remonter au Ve ou au IVe siècle avant JC, âge d’or classique, afin de servir leurs intérêts. Les Allemands les accusent d’avoir fait disparaître des inscriptions retrouvées avec elle…

La question de sa restauration ou non est aussi fortement débattue. Elle est appelée « Victrix » car elle semble avoir tenu la pomme de la victoire, celle qui consacre sa beauté à nulle autre pareil. Mais elle s’accompagnait peut-être aussi d’une statue de Mars… La théorie de la pomme est-elle alors compatible ? Tenait-elle plutôt un bouclier ?… Tant que ces hypothèses sont incertaines, toute restauration paraît prématurée.

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Projet de restauration par A. Miranoff : une victoire ailée, inscrivant le nom des héros sur le bronze d’un bouclier (1892) – @Spiessens

La notoriété de la Vénus a été encore renforcée par sa mise en scène orchestrée par le musée du Louvre. Dans les années 1820, sa perspective principale ouvre sur le Laocoon et l’Apollon du Belvédère… Où donc mettre la Vénus ? D’abord installée dans une salle très chargée mais où l’on peut tourner autour, elle déménage ensuite dans un angle de la cour carrée. Avec la Commune de 1870, les salles sont évacuées et la statue conservée dans une cave. A son retour, elle est placée comme point d’orgue de la « Galerie des Vénus », au bout d’une perspective qui la met parfaitement en valeur. La visite s’organise alors comme une procession jusqu’au chef-d’œuvre absolu.

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Vue de l’ancienne salle du Tibre, tableau de Joseph Warlencourt (avant 1845) – Musée du Louvre

La deuxième guerre mondiale lui impose encore un déplacement, et son voyage au Japon en 1964 engendre des polémiques sans fin. A son retour, elle est placée dans la salle des Caryatides où elle attire beaucoup moins de visiteurs. Après un ultime déménagement dans un couloir vide, elle prend sa place actuelle dans une salle dédiée où elle peut être admirée sur son promontoire.

Devenue une véritable statue-star, la Vénus de Milo est une héroïne de roman puis de cinéma. Les artistes plasticiens ne sont pas en reste (Dali, ou plus récemment le sculpteur Jacques Le Nantec)… Elle est aujourd’hui vue par environ 6 millions de visiteurs par an ! De mieux en mieux connue grâce aux recherches scientifiques, sa légende est pourtant toujours vivace… Mais rappelons-nous que son statut d’icône tient autant aux enjeux politiques qu’elle a incarnés et à l’art de la mise en scène de conservateurs avisés qu’à sa beauté troublante !

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La Vénus aux tiroirs, Salvador Dali (1936) – @Yuxuan Wang

Rendez-vous au prochain Festival d’Histoire de l’Art à Fontainebleau du 7 au 9 juin 2019, pour poursuivre cette exploration de l’art à travers les époques. Le thème à l’honneur sera le Peuple, et le pays invité sera la Scandinavie… De belles découvertes en perspective !

Avant de partir, quelques images de l’intérieur du Château qu’il ne faut pas manquer de redécouvrir à l’occasion du Festival :

 

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3 réflexions sur “Retour sur le 8e Festival d’Histoire de l’art de Fontainebleau

  1. Excellent article, j’aime beaucoup l’oeuvre de Jean Michel Othoniel , j’ai eu l’occas de voir sa vague dans son atelier avant de partir pour l’exposition..

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