À seulement 2h30 de train de Paris, la jolie ville de Montbéliard cache bien des trésors culturels. Située en Bourgogne-Franche-Comté, son histoire commence dès l’Antiquité, dont elle conserve un très beau théâtre. Au Moyen-Age, elle est un centre commercial important grâce à sa situation privilégiée entre la Bourgogne et la Germanie. Quant à la Renaissance, elle voit la construction de son temple Saint-Martin dédié au culte de la réforme.

Montbéliard est aujourd’hui un « pays d’art et d’histoire », point d’arrivée d’un itinéraire culturel européen partant de Stuttgart et traversant la Forêt noire. Entre les Vosges et le Jura, son agglomération est recouverte pour moitié de forêts, cadre idéal de randonnées en pleine nature entre deux visites culturelles !

L’exposition 1925-1935, une décennie bouleversante
En ce moment, la ville présente une exposition remarquable dans le cadre historique du musée du Château des ducs de Wurtemberg. Demeure des ducs du XVe au XVIIIe siècle, le Château est perché en haut d’une petite colline et offre un superbe panorama sur la ville.

L’exposition de photographies, intitulée 1925-1935, une décennie bouleversante, plonge le visiteur au cœur de ces années trépidantes, comme une lueur fulgurante entre deux guerres si sombres. J’ai eu la chance de la visiter en présence de ses deux co-commissaires, les passionnants Delphine Desveaux, directrice des Collections Roger-Viollet à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris et Sylvain Besson, directeur des Collections du musée Nicéphore Niepce (Chalon-sur-Saône). Leur talent anime les images et donne l’impression d’une remontée dans le temps, que je vais partager avec vous !

L’exposition témoigne d’un regard original sur une époque. Loin des clichés, elle nous présente une période contrastée : la frénésie et la démesure des « années folles » concernent surtout l’élite et masquent les difficultés sociales ou la condition encore très dépendante de la femme.

Les bouleversements de cette période sont bien plus profonds qu’un simple tourbillon de fête et de paillettes. Le « retour à l’ordre » de cet entre-deux-guerres est surtout un retour au calme et à l’optimisme. L’époque est foisonnante sur tous les plans : scientifique et technologique, culturel (Exposition des Arts Décoratifs de 1925, Exposition coloniale de 1931, Exposition Universelle de 1937) mais aussi politique et social (les manifestations de 1934, suivies par l’élection du Front populaire en 1936).

Tous ces changements sont illustrés par la presse. L’exposition s’ouvre donc logiquement sur une section consacrée à la révolution des magazines illustrés. Dans les années 20-30, les nouvelles techniques d’impression permettent le renouvellement de la mise en page, qui s’affranchit de ses anciennes contraintes. L’héliogravure rend possible l’assemblage des images, pour des couvertures de plus en plus audacieuses. Le photo-reportage se développe et la photographie en tant qu’art est mise à l’honneur à l’exposition de 1925. Toutes les espérances sont alors possibles !

Les milieux artistiques s’enrichissent de la venue de photographes de toute l’Europe. Dans ce contexte plus favorable, ils créent des agences pour protéger leurs droits d’auteur et être davantage rémunérés pour leur travail. La photo bénéficie donc de plus en plus d’une véritable reconnaissance, grâce à des magazines comme Voilà ou le VU de Lucien Vogel. C’est à présent le texte qui illustre les photos et non plus l’inverse. De vrais projets journalistiques voient le jour, la photographie nous raconte des histoires et témoigne d’un regard qui pense : c’est ainsi que Brassai nous embarque dans son Paris la nuit, fourmillant de récits qui s’écrivent dans des prises de vue en noir et blanc.


Les artistes photographient aussi bien les innovations architecturales d’un Henri Sauvage, qui cherche à végétaliser la ville pour offrir un meilleur cadre de vie, que la réalité quotidienne bien loin de ces utopies : les petits métiers, le grouillement des marchés, mais aussi les mendiants des rues… Les grands programmes architecturaux échouent souvent à réaliser leur visée sociale : le coût de leur démesure leur impose la délocalisation dans des rues trop chères. La célèbre Germaine Krull immortalise ainsi des miséreux comme des scènes de chantiers avec un style esthétisant.

Ainsi si quelques projets sociaux sont des réussites (comme la première crèche pour ouvrières), les innovations les plus marquantes sont surtout réservées aux élites : le paquebot Normandie, les voitures de luxe qui se pavanent dans Paris… Les photographes aussi en profitent : Marcel Artaud, invité à bord du Normandie, invente un procédé pour faire des prises de vue en couleur du paquebot. Jean Moral sera aussi du voyage, payé par le magazine Harper’s Bazaar. Au début des années 20, c’est aussi Boris Lipnitzki qui arrive à Paris : ami du grand couturier Paul Poiret ou du peintre Chagall, son studio parisien regroupera plus d’un million de négatifs photo !


Les excès fous d’une minorité se mêlent donc à la vie traditionnelle de la majorité, encore très influencée par la religion. La crise de 1929 portera d’ailleurs un coup d’arrêt à la démesure des riches : les fortunes se font et se défont très rapidement, l’enrichissement fulgurant ne fait que rendre la chute plus brutale.

La décennie 25-35 est aussi celle de la propagande coloniale : l’Exposition de 1931, dont l’objectif est d’inciter à l’exploitation des richesses coloniales, s’appuie beaucoup sur la photographie. Cette tendance est tempérée par le développement de l’ethnologie, par exemple grâce à Georges Henri Rivière, et par l’intérêt des artistes pour la force et la subtilité de l’art africain.


Quant aux femmes, leurs espoirs d’émancipation sont cruellement déçues : celles qui avaient fait tourner les usines pendant la guerre sont renvoyées chez elles, ou au mieux sont payées entre 50 et 75% de moins que les hommes ! Malgré une première prise de conscience politique, c’est encore leur mari ou leur père qui touche leur salaire à leur place dans les années 50.

Leur corps est par contre utilisé à volonté dans la publicité, où l’idéal de beauté féminine filiforme s’impose. Les instituts de beauté se développent, le bronzage est enfin à la mode à une époque où il est de bon ton de voyager, ne serait-ce que pour se faire voir à Deauville ou Biarritz. Poiret voyage d’ailleurs avec ses mannequins et les met en valeur : femmes au visage de cire, combles de chic et de l’élégance, leurs corps parfaits sont inspirés des modèles antiques. Les clichés témoignent d’une grande attention aux jeux d’ombres et de lumières et à la pureté des formes.

Malgré ces innovations plastiques et des techniques de plus en plus avancées (comme l’appareil portatif Leica), les photographes sont encore souvent considérés comme des artisans et des commerçants. Ils réemploient d’ailleurs souvent leurs clichés d’une publicité à l’autre. Juliette Moral, femme du photographe Jean Moral, apparaît ainsi dans diverses publications pendant pas moins de 10 ans !

Les grands photographes indépendants comme Germaine Krull, André Kertész eou Eli Lotar parviennent néanmoins à faire bouger les lignes : leurs clichés sont crédités dans VU, et L’Art vivant de Florent Fels impose la photo d’art dans ses numéros.

L’exposition est donc une belle occasion de replonger dans cette décennie bouillonnante, véritable parenthèse entre les deux guerres, pendant laquelle le pays se transforme. Notre société moderne prend racine dans ces années, qui sont pleines de difficultés mais dont l’énergie, l’optimisme et la soif de liberté marquent l’époque. Elle est à découvrir jusqu’au 16 septembre 2018 au Musée du Château des ducs de Wurtemberg.

L’accrochage Jeux de lumières
Le château abrite également un très bel accrochage intitulé « Jeux de lumières », conçu à partir d’oeuvres de sa collection permanente. Les peintres et la lumière, c’est toute une histoire, avec un tournant à la Renaissance : l’ombre apparaît en peinture. Alors qu’au Moyen-Age seule la lumière divine comptait, elle est maintenant rejointe par son alter ego pour permettre des jeux de clair-obscur.

La lumière est utilisée par les artistes selon quatre modalités différentes. Comme motif d’abord (la lampe, la fenêtre, le clair de lune…), mais aussi comme effet ou stratégie visuelle (pour représenter des nuages ou une atmosphère par exemple). Mais c’est également un matériau, un outil qui permet de donner une illusion de relief, de volume et de perspective par son jeu avec les ombres. Enfin, la lumière est un symbole : elle évoque la divinité, la connaissance, permet de distinguer les saisons ou les nuances d’un paysage…

L’exposition présente des œuvres qui abordent toutes ces dimensions, avec le tableau La Veillée de Charles Weisser comme point de départ. Originaire de Montbéliard, l’artiste a fait carrière à Paris. Il montre ici un véritable talent pour théâtraliser l’action mais aussi pour travailler les matières et les textures grâce à la lumière. Le sujet du tableau est tiré d’un poème d’André Theuriet : la jeune fileuse suspend son geste à l’arrivée de son amour interdit dont on aperçoit la silhouette derrière la porte…
Dans la même salle, Weisser est aussi l’auteur de L’incendie de la tour Frédéric, fait réel ayant touché le château de Wurtemberg lui-même en 1886. La tour que l’on peut apercevoir aujourd’hui a été construite plus tard.

Dans la salle suivante, le motif du clair de lune exprime l’espace et les effets d’atmosphère. On croit voir une peinture en apercevant l’oeuvre de Gérard Traquandi, (Ciel, 1991) mais il s’agit en réalité d’une photographie utilisant de la gomme bichromatée et des pigments au tirage pour obtenir un effet illusionniste. De l’autre côté de la salle, le frontispice illustré du premier volume de L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert représente une allégorie de la Vérité, vénérée par les autres divinités qui l’entourent (y compris la religion). Toute puissante, elle repousse les nuages de l’ignorance.


Pour terminer en beauté cette salle éclectique, une mystérieuse nature morte de David Hockney nous emmène hors du temps. Son décor de théâtre évoque une atmosphère estivale, le soleil de la Californie ou le cinéma hollywoodien…

La dernière salle nous ramène dans le monde plus familier de la nature boisée. Marcel Ordinaire, collaborateur de Courbet, représente un endroit bien précis de la forêt près d’Ornans : il a souvent repris vie sous le pinceau des artistes, au point d’être qualifié de « Salon des peintres ».

Un accrochage de toute beauté donc, bien mis en valeur, qui nous transporte d’une époque à l’autre au gré de ses variations lumineuses. Vous pouvez facilement l’admirer à la suite de votre visite de l’exposition temporaire, jusqu’en février 2019.
Louis Beurnier au musée d’art et d’histoire
Dernière étape de ma visite de la ville : le musée d’art et d’histoire Louis Beurnier. Il expose jusqu’au 30 décembre 2018 un petit parcours justement dédié à Louis Beurnier, le chirurgien qui a légué son hôtel particulier (où l’on installera le musée) à la ville. Né à Montbéliard, Beurnier part à Paris en 1887 pour y étudier la médecine. Son diplôme en poche, il opère dans les Hôpitaux de Paris et s’intéresse autant à la médecine médico-légale qu’à l’orthopédie et contribue aux avancées sur les prothèses. On découvre aussi son outil de désengorgement des poumons, tentative vaine pour sauver sa femme atteinte de la tuberculose.

Cette exposition intéressera donc surtout les locaux attachés au personnage, mais il serait dommage de manquer les savoureuses caricatures d’époque, ainsi que les lettres acerbes de Beurnier témoignant de son regard critique sur l’actualité de son temps. N’hésitez donc pas à y faire un tour si vous visitez la ville, d’autant plus que les pièces de la partie historique du bâtiment, conservées dans leur état d’origine, sont superbes.

Avant de partir, une balade dans le centre historique s’impose. Les petites maisons aux poutres apparentes ont un charme certain et l’église de la place principale impressionne par sa présence à la fois imposante et élancée vers le ciel.


Bien que l’on n’y pense pas forcément, Montbéliard est donc une excellente destination de week-end. L’exposition 1925-1935, une décennie bouleversante pourrait presque justifier à elle seule le voyage jusqu’à mi septembre ! Si vous la manquez, venir en décembre peut aussi être une bonne idée, car les lumières s’emparent de la ville et le marché de Noël revit pour proposer ses produits artisanaux.

Pour un autre point de vue sur ces expositions, retrouvez aussi l’article de ma copine blogueuse Dame Skarlette ici !
Informations pratiques (tous les détails ici) :
- Exposition 1925-1935, une décennie bouleversante – La photographie au service de la modernité – Musée du Château des Ducs de Wurtemberg, jusqu’au 16 septembre 2018 (10h-12h et 14h-18h, tous les jours sauf mardi et jours fériés – ouvert le 15 août)
- Accrochage Jeux de lumières dans les collections des musées de Montbéliard – Musée du Château des Ducs de Wurtemberg, jusqu’à février 2019
- Exposition Louis Beurnier 1860-1917, Chroniques et héritages d’une personnalité de la Belle Epoque – Musée d’art et d’histoire, Hôtel Beurnier-Rossel, jusqu’au 30 décembre 2018

Une chronique très complète. Pour ma part Germaine Krull et Elie Lotar vaudrait le déplacement. Mais, je ne pense pas le faire en cette période estivale. Merci .
J’aimeJ’aime