Le musée du Quai Branly présente actuellement une exposition extrêmement originale, complètement décalée à la fois par son sujet et par sa forme. Amateurs de réalisme cartésien, passez votre chemin ! Ici vous entrez dans le royaume des créatures de l’enfer, des spectres et des esprits vengeurs qui reviennent tourmenter les vivants… Mais rassurez-vous, on vous apprend aussi comment les repousser ou appeler à l’aide les prêtres ou les exorcistes seuls capables de vous protéger !

Une exposition spectaculaire
Oubliez les codes des expositions traditionnelles. Ici le spectaculaire est présent partout, et le visiteur est ballotté entre admiration, stupeur et parfois… horreur ! Le sujet s’y prête bien sûr, mais on ne peut que s’enthousiasmer du travail du commissaire Julien Rousseau et de son conseiller scientifique Stéphane du Mesnildot (pour la partie cinéma), qui ont aussi fait appel à des studios de cinéma et à des artistes contemporains pour réaliser certains décors et oeuvres présentes dans l’exposition. Le résultat : un parcours inédit et singulier, parfois insolite et absolument captivant.

L’exposition est centrée sur la Chine, le Japon et la Thaïlande. Les traditions et légendes se sont propagées d’un pays à l’autre, et l’exposition décrypte très bien ce jeu d’influences réciproques.
Entre estampes et extraits de films, peintures et statuettes, décors monumentaux, jeux vidéos et bien sûr mangas, elle exploite absolument tous les médiums artistiques dans une scénographie très bien pensée. Le parcours alterne entre salles plutôt classiques (avec des vitrines mélangeant néanmoins toujours arts visuels et cinéma), immersion totale dans des films effrayants, angoissants ou même carrément gores (contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’exposition ne s’adresse pas du tout aux jeunes enfants !), ou encore espace où l’on peut tester différents jeux vidéos.
Les transitions entre les différentes parties de l’exposition sont proches de la scénarisation : on entre dans le couloir qui mène au monde souterrain, on passe par la bouche des enfers… L’exposition est émaillée d’alcôves plus surprenantes les unes que les autres : après avoir été en immersion dans des extraits de films gores thaïlandais qui investissent l’espace bétonné et spectral de la J-horror, on tombe nez à nez avec un fantôme sanguinolent qui émerge d’un recoin sombre.
Au coeur des mystères et des croyances asiatiques
Même si le spectaculaire est ce qui frappe le plus dès l’entrée dans le parcours, son intérêt va bien au-delà. L’exposition propose une plongée passionnante dans l’univers culturel asiatique, à la frontière entre religion et folklore, entre art ancestraux et pop culture. Pour les amateurs de contes et légendes fantastiques (ce qui est complètement mon cas !), découvrir les histoires de ces fantômes « stars » entre passion, trahison et vengeance, sera un vrai bonheur.

Reprises à l’époque contemporaine dans les mangas, les animés ou les films de cinéma, ces histoires trouvent leurs racines dans les traditions millénaires de ces pays, et ont souvent été popularisées par le théâtre. Au Japon, c’est d’abord le nô mais plus encore le kabuki, cette forme de théâtre plus sensationnelle, qui en reprend les intrigues. J’avais d’ailleurs pu comparer ces deux formes de théâtre lors de mon séjour au Japon : le nô m’avait paru très aride avec sa scène dépouillée et ses chants psalmodiés, alors que le kabuki m’avait ravie par ses décors colorés, ses intrigues à rebondissements et ses effets scéniques surprenants…
Rentrons maintenant ensemble un peu plus dans le détail de ce parcours. L’exposition a été conçue en 3 parties : d’abord la représentation des enfers au Japon, en Chine et en Thaïlande. Puis les histoires de fantômes, où l’on découvre les personnages superstars des folklores asiatiques et leur représentation cinématographique. Enfin, on part à la chasse aux fantômes : vous saurez tout sur les exorcismes et les rituels pour se débarrasser d’eux ou pour les convertir en êtres bénéfiques.

Bienvenue en Enfer
Le parcours commence fort : le visiteur traverse le fleuve des Enfers et arrive dans un espace rouge sur le mur duquel est projeté un film terrifiant. On y voit les supplices subis par les damnés, au fil d’images plutôt sanglantes. Le ton est donné !

La salle suivante nous permet un répit. Un rouleau chinois passionnant nous explique l’organisation bureaucratique du monde : la tripartition céleste / terrestre / souterrain est gérée par des juges qui notent les actions des vivants. On en apprend plus également sur le lien entre les fantômes et le bouddhisme : les gakis affamés proviennent directement de cette croyance, et l’histoire de Muyan nous apprend que le seul moyen d’aider les esprits est d’accumuler des mérites sur la terre – son voyage aux enfers, bien que courageux, ne suffira pas à sauver l’âme de sa mère. Tout est affaire de karma !
Sur un ton plus léger, on trouve aussi des figures de fantômes détournés avec humour, par exemple pour effrayer les enfants paresseux !

Il est temps de passer la porte des Enfers… Ce décor stupéfiant a été réalisé spécialement pour l’exposition par un studio thaïlandais. Encore une fois, une salle de transition nous immerge dans un effrayant film d’horreur thaïlandais, où les châtiments des adultères sont présentés dans toute leur horreur.

La suite nous plonge dans les histoires de fantômes japonais, les fameux « kaidan » popularisés d’abord grâce au théâtre. Ces spectacles impressionnants utilisent tous les ressorts des effets spéciaux : passerelles pour faire apparaître et disparaître les personnages, changements de costumes ultra-rapides… On fait aussi la rencontre d’Asagura Togo, ce fantôme de paysan torturé et exécuté par son seigneur pour s’être plaint d’impôts écrasants. Il se vengera en faisant sombrer son bourreau dans la folie.

Les estampes sont aussi un médium privilégié pour animer les fantômes. Au départ de simples portraits d’acteurs maquillés, le genre évolue avec Hokusai : il crée des compositions fantastiques résumant l’intrigue des histoires. Il existe même le concept de « yurei-ga », peintures hantées où apparaissent les fantômes. On y croise ce fantôme de servante abandonnée dans un puits pour avoir cassé une assiette.


Fantômes stars
Je ne les mentionne pas tous, mais des extraits de films sont exposés dans chacune des salles. Histoire de fantômes japonais de Nobuo Nakagawa (1959) raconte l’histoire tragique d’Oiwa. Femme d’un seigneur déclassé, elle est un obstacle pour le remariage de celui-ci avec une femme de plus haute lignée capable de lui redonner son rang social perdu : il décide alors de défigurer Oiwa et de la pousser au suicide. Elle reviendra le hanter sans répit.

Plus loin, l’étonnant personnage de la femme-chat, venue du théâtre, occupe un peu la place de nos vampires occidentaux. Inspirée de la femme-renard du folklore chinois, elle est capable de transformer en félin n’importe quel humain à distance !

Cette partie de l’exposition est aussi peuplée de différents objets protecteurs, de squelettes animés finement sculptés, ou encore de yokai. Cette multitude de petites créatures surnaturelles plus ou moins effrayantes est conservée dans les maisons japonaises. D’abord représentées sur des rouleaux, les mangas et les animés les ont remis à la mode : il y a Kitaro le repoussant, le yokai mangeur de crasse, celui qui lave les haricots, ou encore l’homme-tortue… Fait surprenant, au Japon l’épouvante est un genre féminin, plutôt destinée aux lectrices qu’aux lecteurs !
La section sur la Thaïlande s’ouvre sur des statues géantes de moines issus du théâtre d’ombres. Ces damnés faméliques se sont perdus en faisant du commerce d’amulettes. Un ensemble de posters et de statues nous présentent de nouveaux spectres : Phi Krasu le Fantôme à tête volante, la femme-spectre voleuse d’enfants, ou encore le Phi-Pop éventreur. Toute une vitrine est également consacrée à Nan Nak, cette femme morte en donnant naissance et dont le mari ne s’aperçoit d’abord pas qu’elle s’est transformée en fantôme.

Ayez le cœur bien accroché si vous entrez dans l’espace du Thaï Horror Picture Show : un medley des films les plus gores et grotesques vous y attend !
Chasse aux fantômes
Pour repousser les vampires sauteurs et autres monstres, les « Kung Fu comedies » comme Hocus Pocus vous apprennent des techniques surnaturelles. Ces films utilisent l’humour mais sont pourtant très respectueux des traditions culturelles locales. Vous pouvez aussi gagner la protection des prêtres taoïstes qui combattent les esprits avec des talismans, des miroirs ou autres objets magiques.


Les personnages les plus héroïques continuent leur combat contre les puissances maléfiques par-delà la mort, comme cet étudiant jugé trop laid pour devenir mandarin (haut fonctionnaire chinois) mais qui deviendra après sa mort un Général guerroyant contre les fantômes malveillants. D’autres esprits sont simplement activés par le théâtre de rue pour protéger un lieu, comme l’impressionnant shishi : placé devant un temple ou dans la rue, ce lion d’origine chinoise et réinterprété par les japonais diffuse son aura protectrice. Au début du printemps, porter un masque de shishi permet aussi de chasser les mauvais esprits.

Si vous souhaitez vous contenter d’objets de protection, vous pouvez installer chez vous une « maison aux esprits » : sous réserve de lui faire une offrande tous les jours, vous serez tranquille ! Le culte des amulettes réserve quant à lui d’étonnantes découvertes : le « Kumanthong » (bébé d’or), en forme de foetus, se transforme en ange gardien de la personne qui s’en occupe comme d’un enfant. On trouve aussi des chemises magiques, de l’huile magique à la composition secrète (la légende dit que c’est en fait de l’huile de cadavre !) ou des couteaux exorcistes.


Après avoir passé une petite salle où vous pouvez tester quelques jeux vidéos comme Sleeping Dog nightmare, le parcours se termine dans un espace dédié au culte funéraire. Il accueille le Bodhisattva de la compassion Jizo, qui parcourt le monde avec son bâton pour soulager les âmes en souffrance. C’est aussi là que sont présentés les objets les plus anciens de l’exposition : les gardiens de tombeau Zhenmushou, créatures hybrides, remontent pour certains à la fin du Ve siècle.


Vous l’aurez compris, j’ai adoré cette exposition ! Il est rare de voir un parcours qui exploite à ce point l’éventail des formes artistiques (même celles dites de la « culture populaire ») et qui innove autant dans sa scénographie. L’atmosphère immersive est unique, on va de surprise en surprise, et surtout on apprend beaucoup de choses. Ne manquez surtout pas cette exploration au cœur des croyances et mythes asiatiques, ouverte jusqu’au 15 juillet !

Informations pratiques :
Exposition « Enfers et Fantômes d’Asie » – Musée du Quai Branly
37 quai Branly, 75007 Paris
Du 10 avril au 15 juillet 2018
Horaires : 11h-19h les mardi, mercredi et dimanche / 11h-21h les jeudi, vendredi, samedi
Merci pour cette présentation très complète ! Belle expo même si j’avoue qu’elle n’est pas dans mes priorités !
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Merci beaucoup pour votre message ! Le sujet peut paraître un peu spécifique mais l’expo en veut vraiment la peine, elle est vraiment différente de ce qu’on voit d’habitude 🙂
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