La très belle exposition du musée d’art et d’histoire du Judaïsme (mahJ) a été pour moi l’occasion de découvrir le travail du photographe Helmar Lerski (1871-1956). Presqu’oubliée aujourd’hui, son œuvre reprend vie et affirme toute sa puissance plastique. Essentiellement des portraits, les photographies de Lerski happent le regard du spectateur : on reste fasciné par ces visages en gros plan, dont la texture et le grain sont presque palpables. C’est en véritable virtuose que Lerski utilise la lumière pour sculpter les formes et développer une esthétique très originale.

Lerski nous offre aussi l’un des rares témoignages de la Palestine des années 30, avant la naissance d’Israël. Ses personnages nous invitent à les suivre dans ces contrées brûlées par le soleil, à une époque où tout reste à faire pour les colons : sur ces terres encore vierges, le travail est rude.

Les photographies sont très bien mises en valeur par une scénographie simple, qui permet au visiteur de se concentrer sur les œuvres. Les espaces étroits et tout en verticales du musée donnent un sentiment labyrinthique, et on se laisse volontiers porter d’un pan de mur à l’autre au gré des visages qui nous guident dans ce parcours aux allures de voyage.

Les débuts : portraits américains et berlinois
Né à Strasbourg en 1871 de parents juifs polonais, Helmar Lerski (de son vrai nom Israel Schmuklerski) émigre aux Etats-Unis dès ses 20 ans. D’abord comédien de théâtre, il se tourne vers la photographie dès 1909 et ses portraits ont rapidement du succès. Ses œuvres sont déjà marquées par cette utilisation particulière de la lumière, qu’il considère comme un moyen de « faire ressortir les profondeurs de l’âme ».
Mais tel un peintre, il façonne à sa guise les visages de ses modèles pour créer des personnages inventés. Son Robert Mann, ingénieur a tout du héros de théâtre, tandis que son émouvante Tête de Saint Jean-Baptiste marque par sa force expressive. J’ai été particulièrement frappée par son Autoportrait à l’expression assez terrifiante, où l’artiste se représente échevelé, sourcils froncés, traits durs, regard perçant et presque fou.
Lerski part ensuite à Berlin en 1915, où il travaille dans le milieu du cinéma muet expressionniste. Chef opérateur puis directeur technique, il contribue notamment aux effets spéciaux du film Metropolis de Fritz Lang en 1927. L’exposition présente des clichés et des extraits de ces films d’un autre temps.

Mais ce sont les portraits berlinois des années 1927-1931 qui ont retenu mon regard : d’abord quelques personnalités de l’époque, puis surtout des anonymes désignés par leur métier. La Femme de ménage au visage d’une émouvante tristesse, ou Le Mendiant de Saxe héroïsé par l’objectif de Lerski. Plus loin, on trouve un ouvrier et un artisan, aux visages empreints de dignité et même de noblesse.


Une technique complexe
La technique de Lerski est bien particulière : il utilise une très grande chambre noire et un objectif massif, et surtout de longues séances de pause jusqu’à obtenir exactement l’effet désiré. Ses cadrages serrés sont très avant-gardistes, et l’ont rattaché au mouvement de la Nouvelle Vision. Cette esthétique développée autour de Laszlo Moholy-Nagy (peintre et photographe hongrois qui enseignera à l’Ecole du Bauhaus en Allemagne dans les années 20) propose des innovations radicales : utilisation de diagonales pour structurer la composition, vues en plongée et contre-plongée…

Pourtant le travail de Lerski est loin de se contenter d’une simple recherche formelle : il témoigne aussi d’une grande empathie envers ses modèles. Lerski s’écarte en cela du travail d’August Sander, photographe allemand très célèbre à la même époque et auquel il est fréquemment associé. Loin du regard froid et distancié de la « Nouvelle Objectivité » de Sander (dont le travail est d’ailleurs exposé en ce moment au Mémorial de la Shoah), Lerski nous amène au plus près de la psychologie de ses personnages.

Visages de Palestine
Lerski s’installe en Palestine en 1932, d’abord pour réaliser sa série des Visages juifs. Elle se veut une réponse à la propagande nazie, en montrant la diversité des traits des pionniers juifs. L’idée est aussi de donner un visage à ce peuple juif, de faire surgir l’esprit d’une communauté si difficile à saisir.

Mais une fois sur place, Lerski photographie aussi les visages des arabes, dans son esprit humaniste qui s’attache à toutes les physionomies qui le touchent. La série change donc de nom pour s’appeler Arabes et Juifs. On y retrouve tour à tour des visages burinés d’hommes âgés remplis de sagesse, de jeunes gens déterminés ou parfois au regard perdu.


Lerski revient ensuite au cinéma, et réalise des films de commande à visée propagandiste sioniste. Mais ses commanditaires sont déçus de leur esthétique trop avant-gardiste qui brouille le message. Ces films seront par contre très bien reçus dans les milieux d’art, comme Awodah (Travail, 1935). Ce film célèbre les travaux des pionniers juifs en Palestine, montrant les travaux agricoles et la construction d’infrastructures et de bâtiments. On retrouve ici la technique de Lerski des gros plans rapprochés, s’attardant sur des détails des corps humains mais aussi des machines.


On découvre également dans cette partie de l’exposition des paysages, des scènes de rues palestiniennes, et bien sûr toujours des portraits : soldats juifs engagés dans l’armée britannique, visages rencontrés au hasard et un très bel autoportrait.


Sculpter la lumière
La salle la plus spectaculaire de l’exposition regroupe une dizaine de photos de la série Métamorphoses par la lumière (1936), que Lerski considérait comme son œuvre la plus aboutie. Composée au total de 137 photographies du même homme, elle est le plus beau témoignage de la virtuosité du photographe. La scénographie est ici particulièrement bien pensée : le spectateur pénètre par une ouverture étroite dans une petite salle presque cachée, et découvre la série dans une ambiance feutrée qui contribue au saisissement que l’on ressent.
Le visage du modèle est à nouveau photographié en très gros plan, au point que le front et le menton sont parfois coupés par le cadrage. Tous les détails du grain, de la texture de la peau sont visibles. C’est toujours le même homme, et pourtant Lerski parvient à recréer un personnage différent à chaque image. Tour à tour on croit reconnaître un mendiant, un empereur, un technicien moderne, ou encore un homme absorbé dans une fervente prière… Or ici pas le moindre accessoire ni décor, le génie créateur de Lerski réussit à faire surgir ces personnages uniquement grâce à la lumière.
Le visage de son modèle a justement été choisi pour sa « neutralité » : Lerski peut le modeler à sa guise en véritable démiurge.

Expérimentations
A la fin des années 30 et dans les années 40, Lerski expérimente encore de nouvelles séries. Il s’attache cette fois à des détails du corps, comme avec ces très belles photographies de mains qui symbolisent chacune un métier. La main du menuisier, celle du musicien ou celle de l’écrivain… témoignent d’un geste créateur et peuvent être elles aussi extrêmement expressives.

Plus tard, Lerski isole d’autres parties du corps issues de ses séries précédentes : un œil, un bout de peau ridée, le grain d’une joue… C’est comme s’il fallait explorer chaque recoin du corps de l’homme pour le comprendre dans toute sa complexité. Ou au contraire comme si une petite partie du corps suffisait pour exprimer à elle seule l’essence d’un être.

Lerski s’essayera même à la photographie de marionnettes de bois, ultime défi de l’artiste-démiurge pour donner vie cette fois à des pantins inanimés !

La figure d’Helmar Lerski a donc marqué la photographie de son époque mais sa force est surtout de nous émouvoir encore aujourd’hui. J’ai été touchée par tous ces visages surgis du passé, qui semblent encore si présents et capables de nous transmettre leur part d’humanité. La très belle rétrospective du mahJ vous fera voyager jusqu’au 26 août 2018.

Et pour les plus passionnés de photographie, le musée propose également une masterclasse le 3 juin : elle permettra d’entrer dans le processus créatif de Lerski et d’apprendre à réaliser des portraits à l’aide des techniques utilisées par l’artiste !
N’hésitez pas également à parcourir les salles de l’exposition permanente du musée, qui fête cette année ses 20 ans en mettant ses donateurs à l’honneur. C’est un très beau lieu, où il fait bon flâner entre objets du culte, manuscrits anciens ou costumes traditionnels, dans des salles couvertes de grands panneaux de bois.
Informations pratiques :
Exposition Helmar Lerski, Pionnier de la lumière
Du 11 avril au 26 août 2018
Musée d’art de d’histoire du Judaïsme
Hôtel de Saint-Aignan, 71 rue du Temple, 75003 Paris
Horaires : du mardi au vendredi 11h-18h (nocturne le mercredi jusqu’à 21h) et le week-end de 10h à 19h
Merci pour cet article, très belle découverte pour moi, en particulier ce film de Lerski « Hebraïche Melodie » 1935 que j’ai adoré
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