Comme je ne suis pas à Paris cette année, je suis forcément un peu frustrée de ne pas pouvoir visiter les expos célébrant le centenaire de la mort du père de la sculpture moderne, Rodin (à Orsay et au Grand Palais notamment). Heureusement, l’artiste est célèbre (et célébré !) dans le monde entier, y compris en Australie quand j’y étais ! J’ai donc pu visiter une expo passionnante sur le maître à Adelaide, dans le sud du pays.
Vous ne connaissez peut-être pas cette ville, mais elle abrite la plus grande collection d’oeuvres de Rodin de l’hémisphère Sud, avec pas moins de 20 bronzes ! La collection a pu être critiquée car certaines pièces ont été (re)moulées après la mort de l’artiste, mais Rodin avait lui-même autorisé ce procédé pour diffuser plus largement ses oeuvres. L’expo « Versus Rodin » propose en tout cas une approche très intéressante, avec la mise en regard des oeuvres du sculpteur avec celles d’artistes modernes et contemporains.

Dès mon entrée dans l’expo, j’ai été surprise qu’elle s’ouvre sur une performance de danse contemporaine. Les danseurs, virtuoses, portent tous des masques, sauf un. L’effet est très étrange entre leur visage figé et leurs mouvements tournoyants, comme des acteurs de nô japonais qui s’emballeraient tout à coup. Leur danse très expressive, aux gestes en parfaite coordination et presque hypnotiques, dégage une grande force… tout comme les oeuvres de Rodin. Une très belle façon de nous mettre dans l’ambiance de l’expo !
Pourquoi une telle fascination encore aujourd’hui pour ce sculpteur né à Meudon en 1840 et mort en 1917 ? Comment expliquer que cet artiste rejeté 3 fois par l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, aux oeuvres systématiquement refusées par le Salon officiel, ait finalement connu la reconnaissance à plus de 40 ans ?

Rodin est le premier à changer radicalement l’approche « classique » instituée, consistant à réaliser des sculptures idéalisées. On représente des dieux et des déesses, des allégories de la liberté ou de la beauté ou encore des grands hommes du passé, aux corps lisses et aux proportions parfaites. Rodin, lui, veut représenter la réalité du corps et de ses émotions. Le rendu des muscles, de la chair, des expressions de ses personnages font de ses sculptures des oeuvres complètement novatrices et qui dégagent une puissance vitale incroyable.

La finesse de ces détails a incité certains à l’accuser de simplement mouler les corps vivants de ses modèles… car comment atteindre une telle vérité du corps autrement ? Pour faire taire ces détracteurs, l’artiste a pris l’habitude de créer des sculptures soit plus petites, soit plus grandes qu’un être humain normal : impossible donc de continuer à sous-estimer son travail !
L’un de ces chefs-d’oeuvre est le monument Les Bourgeois de Calais, commandé par la ville de Calais. Il rend hommage à 6 citoyens de l’élite de la ville, prêts à se sacrifier pour sauver Calais des armées du roi d’Angleterre Edouard III en 1347. Aux portes de la ville, le roi les avait en effet soumis à cet ultimatum terrible : s’ils ne se présentaient pas devant lui en guenilles, une corde autour du cou pour être pendus, l’armée anglaise saccagerait la ville sans pitié (ils seront heureusement graciés sous l’influence de la femme du roi).

Il existe 12 versions originales de ce monument en bronze, mais aussi différentes sculptures de Rodin représentant un seul bourgeois. L’expo de l’Art Gallery of South Australia en présente plusieurs, notamment Pierre de Wissant, monumental nude (1886-87). Le bourgeois a encore un corps idéal que l’on peut comparer aux sculptures classiques (une statue grecque sans tête est d’ailleurs exposée dans la même salle), mais Rodin va bien au-delà de cette influence. Son bourgeois semble crier son angoisse dans un mouvement de désespoir très poignant. Plus qu’une statue, on voit un homme en mouvement, déchiré par d’authentiques sentiments. Autour de lui, des photos contemporaines explorent également la question du mouvement du corps en proie à des émotions intenses.




Dans la 2e section de l’expo, c’est cette fois un simple buste qui trône au centre de la pièce. Bien qu’il soit en bronze, on sent la vie sous la peau et on perçoit la vérité des muscles. D’ailleurs, cette musculature rappelle le travail de Michel-Ange, que Rodin est allé étudier en Italie. Le sculpteur est ainsi capable de donner vie même à des corps fragmentés, et il ne se prive pas de récupérer certaines parties de ses créations pour les combiner entre elles et donner naissance à une nouvelle oeuvre. Ce torse est par exemple issu d’une étude en argile intitulée L’homme qui marche, dans laquelle le personnage avait encore des jambes (celles d’un Saint Jean-Baptiste sculpté précédemment !). Rodin joue à son gré à composer et recomposer la matière, comme si chaque partie du corps humain, même isolée, contenait un potentiel de vie à exploiter.

Dans la même salle, l’oeuvre du sculpteur anglais Antony Gormley montre une autre approche du corps fragmenté : sa sculpture en petits cubes nous fait d’abord penser à une création architecturale… mais en regardant mieux, l’assemblage représente en réalité un homme penché, recroquevillé. L’artiste s’est inspiré de sa propre enfance, quand il était puni et qu’il restait immobile dans une position similaire. Sachant cela, je me suis imaginée un petit garçon maltraité, à l’âme abîmée – fragmentée – qui tente de se protéger en se repliant sur lui-même… L’oeuvre devient alors très touchante.

Plus loin, voici une oeuvre qui m’était familière : une version des Trois ombres qui ornent la Porte de l’Enfer, l’une des sculptures les plus célèbres de Rodin. Dans La Divine Comédie de Dante, ces 3 âmes perdues dansent autour du dieu des Enfers. On retrouve l’approche de réutilisation et de répétition chez Rodin : le moule, repris d’une sculpture antérieure représentant Adam, est le même pour les 3 ombres.

J’ai été plus sensible à l’étude Balzac drapé, qui montre l’écrivain enveloppé de la cape de moine dans laquelle il travaillait. Le personnage n’est certainement pas beau, mais il dégage une personnalité, un caractère farouche et indomptable, pour un personnage puissant et visionnaire. C’est bien l’essence de l’homme que Rodin cherche à représenter, peu importe la beauté du corps tant prisée par les classiques. Peu importent également les finitions : Rodin n’achève pas toujours toutes les parties du corps de ses personnages et laisse souvent ses empreintes sur la matière.

L’oeuvre contemporaine du suisse Ugo Rondinone placée en regard, Nude, s’attache elle aussi avant tout à évoquer l’âme de sa danseuse en proie à l’épuisement. Ici aussi, les marques laissées par la main de l’artiste sont visibles sur la matière.

Il y a donc la recherche de l’essence, mais encore et toujours celle de l’émotion. La voix intérieure, celle qui parle à Dante pendant sa visite aux Enfers, est amputée des 2 bras et d’une partie des jambes. Et pourtant, on ressent son émotion torturée, en pleine introspection. L’absence de membres est même ce qui permet de ne pas rompre la torsion du corps en forme de courbe, et donc d’exprimer ce conflit intérieur.

Les photos de l’australienne Rosemary Laing font écho à Rodin dans cette section et sont particulièrement frappantes. A dozen useless actions for grieving blondes montre le désespoir de femmes après une catastrophe naturelle ayant détruit des vies. Mais ce désespoir est bien inutile, on ne peut rien contre la fatalité, contre ce qu’on ne peut changer…

La dernière partie de l’expo est centrée sur des représentations de têtes humaines, pour évoquer le sujet de l’esprit humain. Le Buste de Saint Jean-Baptiste de Rodin est particulièrement expressif, mais j’ai été plus fascinée par l’oeuvre de Tim Silver, Untitled, au crâne explosé par une matière spongieuse. Elle semble évoquer la destruction inéluctable qui nous attend tous, mais étonnamment une forme de beauté s’en dégage.


Ma visite de cette expo a donc été une vraie réussite ! L’occasion pour moi de voir de très belles pièces du maître et de m’interroger sur son influence jusqu’à aujourd’hui en croisant des artistes contemporains parmi les plus intéressants à l’échelle internationale. Et une belle façon de participer à la célébration de ce fameux bicentenaire finalement, même depuis l’autre bout du monde !