Rencontre avec les personnages de Cindy Sherman

La City Gallery de Wellington (la capitale néo-zélandaise – et non Auckland comme on pourrait croire !) expose des artistes contemporains renommés dans le monde entier. Lors de ma visite, c’est la photographe américaine contemporaine Cindy Sherman (née en 1954) qui était à l’honneur. Ne connaissant pas l’artiste, je ne savais pas du tout à quoi m’attendre.

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J’ai d’abord été un peu perplexe face aux premiers portraits de femmes, cadrés au milieu du buste, parfois de plein pied. Dans la plupart des oeuvres, ces femmes sont très, trop (ou mal !) maquillées. Certaines sont drôles, d’autres mettent le spectateur presque mal à l’aise. L’utilisation du grand format leur donne une présence particulièrement forte et assez fascinante.

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Ces femmes sont de tous les âges, chacune a une expression, un look bien spécifique, et pourtant elles se ressemblent étrangement… Et pour cause, il s’agit toujours de la même personne ! C’est l’artiste elle-même qui se met en scène, qui crée une multitude de personnages à l’aide de maquillage, de perruques et de costumes. Mais Cindy Sherman ne s’arrête pas à une performance théâtrale. Elle utilise également les nouvelles technologies digitales pour modifier les traits de son visage et ainsi donner vie à de véritables individualités.

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Résultat, des personnages qui troublent et marquent pour longtemps. Certaines images en particulier sont restées très présentes dans ma mémoire. Difficile de dire pourquoi celle-ci plutôt que celle-là, mais c’est aussi la force de l’oeuvre d’art que de parler à notre subconscient, de résonner avec quelque chose d’indéfini en nous. En tout cas, chacun aura ses préférences parmi les 7 séries présentées dans la Galerie et réalisées dans les années 2000 (Cindy Sherman ayant une reconnaissance internationale depuis les années 80). On peut croiser ici des apprenties comédiennes, des grandes bourgeoises, des stars d’Hollywood et même des clowns !

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Dans la première série des Head Shots (2000-2002), les femmes ont des expressions plutôt caricaturales, défaut des aspirantes comédiennes sans vrai talent qui cherchent à plaire. Leur maquillage outrancier les défigure, le mauvais goût de leurs vêtements les ridiculise… L’artiste accentue ces défauts pour ironiser sur l’absurdité de cette obsession de l’image. A force de vouloir « se retoucher », on se perd ! Et pourtant, le spectateur ne peut s’empêcher de ressentir une forme d’empathie pour ces personnages qui le regardent. Chacun ne s’est-il pas déjà senti inadapté, pas à sa place, mal dans sa peau au milieu de gens plus « stylés », plus en vogue ? Cindy Sherman nous renvoie ici à notre propre fragilité et à la pression sociale que chacun subit pour se conformer aux attentes (réelles ou supposées) des autres, pour renvoyer la meilleure image de soi possible.

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La série de portraits de femmes de la bonne société (Society Portraits, 2008) montre aussi un attachement de l’artiste à la question de l’image, des apparences, des conventions. Ici, des femmes dans la force de l’âge affirment leur pouvoir et leur statut social, elles regardent le spectateur d’en haut (impression renforcée par le grand format et l’accrochage des portraits). Leur regard est froid et dur, et pourtant la carapace se perce : l’artiste accentue encore une fois les défauts du maquillage, les rides apparaissent… Derrière la façade, la vie de ces femmes n’est peut-être pas si dorée qu’elle en a l’air, et leur fragilité affleure.

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La 3e série, plus récente (New Work, 2016), expose des personnages de stars hollywodiennes du temps passé, des années 20 ou 30. Parfois une femme forte, prête à tout pour conquérir la ville (comme cette femme à la pose décidée, pas du tout impressionnée par les immenses buildings derrière elle), parfois une femme à l’expression plus mélancolique (ou blasée ?). Peut-être sentent-elles venir la fin de leur carrière, leur âge avançant, et anticipent la chute après l’ascension ? Il est facile en tout cas de se laisser emporter dans leur monde, qui fait renaître la nostalgie des vieux films et des idoles du passé. Ces deux dernières séries m’ont également fait penser au dernier film de Woody Allen, Café Society, qui dépeint la société hollywodienne superficielle des années 30 et dont certains personnages pourraient se retrouver sur les toiles de Cindy Sherman.

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La photographe a également réalisé 2 séries en collaboration avec les marques de luxe Chanel et Balenciaga. La série Chanel est assez étonnante, car les vêtements choisis par Cindy Sherman ne correspondent pas à l’image de « mode luxueuse » que l’on se fait de cette marque. Sur certaines photos, les personnages semblent même avoir un look démodé ! Leur façon de regarder dans le vide et l’impression de flottement des corps devant l’arrière-plan (qui a été modifié grâce à un logiciel) donne la sensation de fantômes d’un autre temps pris au piège dans la toile.

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J’ai préféré la série Balenciaga, que j’ai trouvée plus drôle, plus émouvante aussi. On retrouve le maquillage outrancier, les personnages qui cherchent à attirer les regards et les caméras dans une ambiance de boîte de nuit. Mais ces femmes « branchées » dégagent aussi une forme de vulnérabilité, comme cette femme à l’expression perdue, voire désespérée, que je trouve particulièrement poignante. Mais celle des deux « jumelles » à lunettes, plus amusante et légère, reste ma préférée.

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Pourtant la question du mélange art / mode vient inévitablement à l’esprit : la marque utilise t-elle l’artiste pour se faire de la pub ? Cindy Sherman critique t-elle la marque « de l’intérieur » ? Peut-être un peu des deux, dans un jeu « gagnant-gagnant » qui pourrait être critiqué : Cindy Sherman ne contribue t-elle pas malgré elle au marketing de la marque, même si elle a la volonté de remettre en question ce monde de la mode et des mondanités ? Quoi qu’il en soit, la haute couture a une force esthétique qu’il est intéressant d’explorer en photo, particulièrement par la mise en scène de ces personnages troublants dont Cindy Sherman a le secret.

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Et les plus troublants sont bien ses clowns, qui semblent tout droit sortis de nos cauchemars. Outre leurs visages tristes, rusés ou hystériques, Cindy Sherman a modifié les arrières-plans derrière eux pour créer un environnement de formes et de couleurs fantasmagoriques, complètement irréel. J’avais presque du mal à les regarder tant ils évoquent l’effroi et la terreur derrière leurs sourires ! Ils évoquent l’Amérique d’après les attentats de 2001, où les sourires de façade cachent des angoisses indépassables.

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Cette exposition a donc été l’occasion pour moi d’une belle découverte de l’oeuvre de Cindy Sherman. Sa façon de faire vivre des personnages à la fois archétypaux et attachants, fragilisés par le culte de l’apparence et qui nous renvoient à nos propres angoisses, lui permet de développer une critique frappante de la place de la femme dans la société contemporaine. Une artiste contemporaine à (re)découvrir et à suivre, je suis curieuse de voir quels personnages elle incarnera la prochaine fois !

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