J’ai visité la semaine dernière l’exposition Fantin-Latour au musée du Luxembourg. Je ne connaissais pas du tout ce peintre avant d’y aller, mais son apparente proximité avec les Impressionnistes m’a décidée. Lors de ma visite guidée passionnante, j’ai découvert que réduire Fantin-Latour à un « affilié impressionniste » était réducteur et même faux.
Fantin-Latour est en fait connu pour être un peintre difficilement classable : fasciné par Delacroix, proche parfois d’un Courbet et très bon ami de Manet, il est à la croisée des courants romantique, réaliste, impressionniste, et même symboliste. Ayant attendu la reconnaissance du public et de ses pairs pendant la plus grande partie de sa vie, il est aujourd’hui considéré comme un peintre incontournable de la deuxième moitié du 19e siècle.
L’exposition montre bien les différents genres auxquels il s’est consacré : le portrait intime puis de groupe, de magnifiques natures mortes et vers la fin de sa vie des œuvres plus personnelles, entre références à ses musiciens préférés et tableaux inspirés de la Renaissance. L’éclairage du musée met les tableaux extrêmement bien en valeur : je vous conseille vraiment d’aller les voir, car les reproductions ne leur rendent pas justice !
Dès l’époque des débuts, dans les années 1850, l’ambition de Fantin-Latour est d’être le Delacroix de son temps. Cette aspiration est visible par exemple dans Le Songe, où il s’inspire du style du grand maître.

Mais il est vite tenté par les portraits, et prend d’abord ses deux sœurs pour modèles. La petite histoire dit qu’ayant un caractère plutôt difficile, il avait du mal à supporter les modèles (qui le lui rendaient bien) et préférait donc faire poser ses sœurs qu’il savait dociles !
Pourtant les débuts sont difficiles : le tableau Les deux sœurs (1859) n’a pas convaincu les critiques, pour qui Fantin-Latour ne fait que poser deux personnages l’un à côté de l’autre, sans les mettre en relation. J’ai moi aussi trouvé ce tableau assez triste : le livre et la broderie séparent les deux sœurs, chacune pourrait aussi bien être seule… Mais qui sait si Fantin-Latour ne l’a pas fait exprès pour exprimer la froideur de leur relation ?

Cela me semble encore plus vrai pour le tableau plus tardif La lecture (1870), qui montre à gauche sa fiancée Victoria, et à droite sa belle-sœur Charlotte. En effet le fond à droite est plus clair, et les traits de Charlotte semblent bien plus nets que ceux de Victoria… Comme si deux tableaux différents avaient été collés l’un à l’autre !

Ses autoportraits semblent refléter la frustration de ses échecs des débuts : dans son Autoportrait de 1861 particulièrement, son expression est particulièrement rebelle et comme vexée.

Quant à l’Autoportrait assis devant son chevalet, il est très impressionniste : le visage crémeux fait penser au style d’un Manet, et les contours du pantalon, du visage ou du fond sont floutés.
Mais mon préféré est l’Autoportrait de 1859, refusé au Salon mais acheté par le musée de Grenoble plus visionnaire : il s’en dégage une forme de grâce et de légèreté, et le blanc de la chemise de l’artiste est particulièrement lumineux. Le jeu sur les ombres est également frappant : la partie droite du visage de Fantin est dans le noir, comme pour symboliser une personnalité double, et son bras droit se dissout dans le fond. Et détail surprenant et non conventionnel, la signature de l’artiste est positionnée juste au bout du pinceau de l’artiste.

C’est avec les portraits de groupe qu’il obtient une première reconnaissance. Dans l’Hommage à Delacroix, Fantin-Latour réunit les artistes autour du portrait du grand maître : on peut voir Baudelaire en bas à droite, dont le premier métier de critique d’art lui a donné l’occasion d’écrire de très beaux textes sur Delacroix (je vous recommande d’ailleurs l’exposition « L’œil de Baudelaire », au musée de la Vie Romantique, qui présente son travail de critique – un article dessus est à venir !). Manet avec sa barbe rousse est là également, c’est le 3ème personnage en partant de la droite. Quant à Fantin-Latour, il semble comme isolé avec sa chemise blanche, comme une sorte de présence fantomatique visible uniquement par le spectateur.
On retrouve ici la même critique que pour ses portraits de famille : le critique (et bien sûr immense écrivain) Théophile Gauthier affirme qu’il s’agit plus d’une « collection de portraits » qu’un groupe uni. Et effectivement, les artistes ont posé individuellement dans l’atelier de Fantin avant la réalisation du tableau global. Pourtant, le tableau est exposé à Londres en face du Sardanapale de Delacroix, une véritable consécration pour le peintre !

Un autre portrait de groupe est resté particulièrement célèbre : Un coin de table est un hommage au milieu littéraire de l’époque, mais c’est surtout le seul portrait réunissant Rimbaud et Verlaine (assis en bas à gauche). Une anecdote permet d’expliquer la présence du bouquet à l’extrême droite du tableau : Verlaine invite Rimbaud au dîner avec ses amis en s’affichant publiquement comme son amant, mais Rimbaud se comporte très mal, montrant son caractère difficile… Le poète Albert Mérat refuse alors d’être représenté en leur compagnie, et est remplacé par ce bouquet ! Malgré l’expression rêveuse de Rimbaud et le regard intense et mystérieux de Fantin à droite, le tableau garde une certaine rigidité.

Mais Un atelier aux Batignolles m’a semblé plus animé : placés autour de Manet, les grands artistes du temps ont des expressions et des attitudes plus diverses. On y retrouve tout à droite Monet, puis Bazille de profil, Zola avec des lorgnons à la main ou encore Renoir avec son chapeau. Cette fois, les yeux sont moins perdus dans le vague, chacun semble préoccupé par des pensées intenses que le spectateur essaye de deviner : si Renoir, respectueusement penché vers la toile de Manet, semble vouloir en percer le secret, on se demande à quoi peut bien penser Zola, le regard tourné à l’opposé… Quant à la statuette de Minerve à gauche, elle symbolise la tradition revendiquée par Manet.

Le genre pour lequel Fantin-Latour est le plus célèbre est pourtant tout autre : les natures mortes ! Même s’il les considérait uniquement comme un gagne-pain indigne de son talent, il y mettait une minutie, une exigence de réalisme et une précision dans le détail impressionnantes. Fantin est un véritable maître de toutes les variantes du genre : les natures mortes traditionnelles (Sébile japonaise posée sur un livre japonais), le détail d’une plante (Lys du Japon), un bouquet au vase (Narcisses et Tulipes) ou encore des fleurs sur table (Fleurs de printemps). La Table garnie m’a particulièrement marquée : on dirait tout simplement une photo ! La délicatesse des fleurs d’hortensias est incroyable, et le velouté des abricots est tellement palpable qu’on aimerait les toucher.


Ses Chrysanthèmes annuels sont aussi remarquables par la vibration de la touche et l’exactitude dans le détail, tout comme ses Fleurs et Fruits.


Alors qu’en France Durand-Ruel n’arrive pas à les vendre, elles ont un grand succès en Angleterre. Mais malgré la pression de son marchand d’art anglais Edwards, il refuse de peindre plus vite car il tient absolument à maintenir la qualité et la clarté exceptionnelles de ses compositions. Sa magnifique façon de copier la nature lui vaudra même d’être cité par Proust dans La Recherche du Temps perdu comme « distributeur d’air et de lumière ».
A partir du milieu des années 1870, Fantin revient à des portraits plus intimes avec un style sérieux et grave, qui a pu le faire passer pour sévère, austère et même « janséniste » auprès de certains critiques. Il peint parfois ses élèves : dans La leçon de dessin, la jeune femme debout n’est autre que la petite-nièce de Delacroix (ce qui explique que Fantin ait accepté de lui donner des cours !). Dans L’Etude s’ajoute le sujet de l’inspiration de l’artiste face à la toile blanche, et le dépouillement du fond neutre donne au tableau une atmosphère presque angoissante.

Mais ce sont deux portraits impressionnants qui ont particulièrement retenu mon regard : le Portrait de Léon Maître, encensé par le critique pourtant très acerbe Mirbeau, avec une légèreté remarquable dans le traité des doigts. Et le Portrait de Charlotte Dubourg, qui laisse transparaître une personnalité autoritaire et déterminée.


Après une petite salle qui nous apprend que Fantin-Latour collectionnait des photos érotiques de femmes nues (il en possédait près de 2500 !) et les copiait sous forme d’esquisses, l’exposition permet de découvrir la passion de l’artiste pour la musique. Dans l’Anniversaire, il rend un hommage vibrant à Berlioz en représentant des personnages de ses œuvres… Et l’admirateur de dos au premier plan est certainement l’artiste lui-même !

Il illustre également particulièrement bien sa passion pour Wagner dans le symboliste L’Or du Rhin, où se mêlent le rythme de la musique et du mouvement.

Dans les œuvres ultimes de sa vie, libéré des contraintes pécuniaires, il peint enfin ce qu’il aime vraiment : des œuvres qui font référence à la Renaissance, plus chaleureuses, avec des sujets souvent mythologiques comme dans Danseuses ; la ronde des nymphes. Dans La Toilette de Vénus, il mélange les épisodes de la naissance de Vénus et du jugement de Pâris. Mais c’est avec La Nuit qu’il obtient la consécration : enfin une œuvre achetée par l’Etat français ! Et avec raison : la toile montre une grande finesse, avec une multitude de petites touches qui font vibrer la lumière.


Fantin-Latour est donc un peintre inclassable et mystérieux, entre caractère ombrageux et exigence implacable. Certains l’ont considéré comme le « peintre de la bourgeoisie sérieuse et intellectuelle », ce qui peut expliquer qu’il tombe un peu dans l’oubli au 20e siècle. Les natures mortes, qui ont été une telle contrainte pour lui, sont peut-être finalement ses plus belles peintures… Qui sait s’il n’aurait pas été trop académique s’il avait suivi son goût personnel ? Son parcours de vie en fait en tout cas un peintre éclectique, dont l’œuvre est comme une synthèse des grands courants de son temps. Il est donc essentiel de le découvrir pour tout amateur d’art !
Heureusement, l’exposition du Musée du Luxembourg (19 rue de Vaugirard – 75006 Paris) dure jusqu’au 12 février 2017 ! Le musée est ouvert tous les jours de 10h30 à 19h, mais n’hésitez pas à privilégier la nocturne du vendredi jusqu’à 22h comme je l’ai fait moi-même. Ambiance du soir plus calme, pour profiter au mieux de cette très belle exposition avec un conférencier Des Mots et des Arts !
En complément, vous pouvez jeter un coup d’oeil au reportage intéressant de Public Sénat (14 minutes) ici.
L’histoire a retenu surtout les fleurs de Fantin-Latour (Quel Lys !) mais c’est vrai que c’est une source magnifique d’inspiration en ce moment où la nature est malmenée …
Fantin-Latour inspirant toujours au 21ème siècle !
« Vanité », dessins de fleurs fanées en ce moment exposés au Jardin botanique de Nancy : https://1011-art.blogspot.com/p/vanite.html
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