Le réalisateur Jacques Tourneur est connu pour être l’un des maîtres du film noir. J’aimerais vous parler de son film de 1947, Out of the Past, que j’ai découvert cette semaine et qui me semble respecter les codes du genre tout en les dépassant.
Au début du film, le personnage principal Jeff Bailey (Robert Mitchum), gérant d’une station-service, est en compagnie de sa petite amie Ann dans un décor paradisiaque au bord d’un lac, quand on lui apprend qu’un inconnu le cherche. Cet homme travaille pour un certain Whit (Kirk Douglas), avec qui Jeff aurait eu des liens dans le passé. Lorsqu’il le convoque à un rendez-vous chez Whit, Jeff ne peut visiblement pas refuser. Avant de partir, il avoue à Ann que son vrai nom n’est pas Bailey mais Markham, et lui raconte les troubles de sa vie passée qui semblent le rattraper inexorablement…
En flash-back, le spectateur est ramené quelques années en arrière, lorsque Jeff est engagé par Whit pour retrouver sa compagne Kathie (Jane Greer). Celle-ci lui a tiré dessus plusieurs fois, et lui aurait volé 40 000 dollars avant de s’enfuir… Jeff réussit à la pister jusqu’à Acapulco et est immédiatement charmé par la jeune femme. Quand Kathie lui jure qu’elle n’a jamais volé l’argent, il la croit sans hésiter.
Ils entament alors une relation amoureuse, et réussissent à tromper Whit lorsque celui-ci débarque à l’improviste au Mexique – lors d’une scène au suspense particulièrement intense. Ils fuient à San Francisco pour repartir à zéro, mais sont malheureusement retrouvés par Jack, l’ancien partenaire de Jeff à la solde de Whit. Avec un sang-froid stupéfiant, Kathie abat Jack d’une balle de revolver et s’enfuit. Mais elle oublie derrière elle son relevé de banque, prouvant qu’elle avait bien volé les 40 000 dollars…
De retour dans le présent, Jeff se présente au rendez-vous chez Whit et a la surprise d’y retrouver Kathie, redevenue sa compagne ! Même si Jeff est toujours fasciné par elle, ses mensonges le font douter (ainsi que le spectateur) sur les intentions de la jeune femme…

Si le début du film peut laisser penser qu’il s’agit d’une romance (et même d’une double romance, la relation « sage » avec Ann dans le présent contrastant avec la passion vécue avec Kathie dans le passé), le film évolue rapidement suivant les caractéristiques du film noir : un clair-obscur maîtrisé, des morts violentes, et bien sûr une femme fatale. Le personnage de Kathie correspond bien à ce que dit Lise Hordnes dans Does Film noir mirror the culture of contemporary America? de ce type de personnage féminin : la seule façon de la contrôler, c’est de la détruire. Et même lorsque cela arrive, son énergie vitale reste avec le spectateur qui ne peut s’empêcher de l’admirer.
Quant au personnage de Jeff, il semble de prime abord également respecter les codes du film noir : un héros violent, détaché et taciturne. Pourtant, si Robert Mitchum se glisse souvent dans la peau de personnages très masculins, Jeff fait preuve d’une sensibilité qui le place à part. Plus qu’un aventurier indifférent, il est un héros tragique qui ne peut échapper à son destin, dans la lignée du héros romantique du 19e siècle. Manipulé par la femme, il est en position d’infériorité à l’écran : son visage est souvent plus bas que celui de Kathie dans le cadre, il est visible de profil ou de 3/4, alors que le visage de la femme envahit l’écran.
Même lorsqu’il essaye de reprendre le dessus, elle réussit à le faire rêver d’une autre vie possible à deux : le visage de Jeff paraît alors plus doux, et prend presque un côté féminin. Il y a une vraie poésie dans son regard perdu et dans sa façon d’y croire encore même quand il sait de quoi Kathie est capable.
Le film noir est donc un espace de liberté pour le cinéaste. Si son pouvoir de séduction provient d’abord d’une plongée dans des milieux mystérieux et effrayants – ceux des gangsters ou des bas-fonds, où s’expriment les pulsions les plus inavouables -, il peut aussi faire surgir la sensibilité et le romanesque dans une atmosphère en contre-jour.
